Jovan Deretić

Le réalisme : l’ère du conte
 

 

Jakov Ignjatovic Matavulj portrait 1
Jakov Ignjatović
Simo Matavulj

 

Le réalisme révèle, dans la littérature serbe, le petit peuple et son monde. La littérature s’attache à lui, et les écrivains focalisent leur attention sur les multiples formes de son existence, de celles très anciennes, folkloriques, à celles qu’apporte l’époque moderne. Ils s’attachent à transposer avec la plus grande fidélité possible les manières de vivre, les coutumes, les tempéraments, le parler de certaines régions serbes. La thématique régionale entre dans la littérature, et les particularités dialectales pénètrent la langue. Amoureux des anciennes traditions patriarcales désormais disparues, les réalistes présentent en connaisseurs aptes à les comprendre les conditions sociales et familiales qui prévalent à la campagne et dans les bourgs – non sans taire le mépris que leur inspirent la vie moderne et le mode de vie européen.

Le réalisme serbe déploie un éventail large et varié de phénomènes littéraires dans un vaste espace temporel. Les auteurs les plus précoces se révèlent dès les années 1860, au plus fort du romantisme : Jakov Ignjatović (1822-1889) et Stefan Mitrov Ljubiša (1824-1878), tous deux de la génération de Branko Radičević. Ignjatović est issu de la diaspora serbe, natif de l’actuelle ville hongroise de Szentendre ; après s’être essayé à différents genres littéraires et avoir goûté à la politique, à l’âge de 40 ans il se met au roman et au conte qui ont pour arrière-plan la vie de son époque, ce qui lui vaut le surnom de Balzac serbe (Milan Narandžić, Vasa Rešpekt, Večiti mladoženja [L’Éternel fiancé], etc.) De tous les réalistes serbes, c’est lui qui présente le panorama social le plus étendu et la galerie de portraits la plus riche. En dépit de faiblesses dans l’élaboration artistique ainsi qu’au niveau de la langue et du style, Ignjatović est un écrivain solide, un observateur de la vie au regard aiguisé, un excellent connaisseur des hommes. Il est le seul romancier authentique parmi les réalistes serbes qui, eux, et en majorité, se sont tournés vers le conte. Ljubiša, quant à lui, était originaire de l’extrême sud, de Paštrovići, une commune patriarcale de la côte adriatique proche de Budva. On l’appelle « le Njegoš de la prose » car, à l’instar du grand poète, il s’est également attaché à l’histoire du peuple et à « la manière de vivre, de penser, de parler » des gens de sa région en recourant aux formes du récit oral et dans le style dit pučko krasnorječje – de l’éloquence populaire. Au nombre de ses contes figure un chef d’œuvre, Kanjoš Macedonović.

À partir des années 1870, le réalisme devient le courant porteur. À la même époque, le centre de la vie littéraire et culturelle se déplace de la Voïvodine en Serbie, de Novi Sad à Belgrade. Les bases programmatiques du réalisme sont jetées par le socialiste Svetozar Marković (1846-1875) dans les articles « Poésie et réflexion » et « Réalité en poésie ». La nouvelle orientation trouve sa pleine expression dans le conte qui illustre la vie du peuple, ladite « nouvelle rustique » dont les créateurs sont Milovan Glišić (1847-1908), Laza Lazarević (1851-1891), et Janko Veselinović (1862-1905). Glišić et Veselinović se confinent dans les cadres poétiques du mouvement dont ils expriment les possibilités stylistiques opposées, Glišić dans des textes humoristiques et satiriques, Veselinović dans récits idylliques et dans des romans ayant pour thème la vie des petites gens et l’histoire du peuple.

Lazarevic Laza

Laza Lazarević

Laza Lazarević, en tant qu’artiste, sort de ces cadres de multiples façons. L’un des esprits les plus éduqués, les plus cultivés de son temps, éminent praticien qui a laissé d’importants travaux dans le domaine de la médecine, il partageait avec les autres réalistes un penchant pour le monde patriarcal et ses valeurs. Dans plusieurs contes, il nous offre des drames familiaux où l’amour partagé et la solidarité l’emportent sur les forces de destruction. Mais avec plus d’intensité, il sentait les séismes dont s’accompagnaient les temps nouveaux, il a mis au jour les aspects individuels et moraux de la crise que traversaient les anciens rapports dans la société, le premier il a montré le destin de l’intellectuel dans la société serbe. Surtout par son sens aigu de la psychologie des personnages, sa force poétique dans la création d’une ambiance, d’une atmosphère, son grand souci de la composition et du style de ses contes, il s’est élevé au-dessus des autres écrivains. Il est le créateur de la prose psychologique serbe, et les neuf contes qu’il a écrits sont presque sans exception autant de chefs d’œuvre. Avec Prvi put sa ocem na jutrenje [La première fois à matines avec mon père], Vetar [Le Vent], Sve će to narod pozlatiti [Le peule te le revaudra], il prend place parmi les classiques de la littérature serbe.

Dans les dernières décennies du XIXe siècle et les premières du XXe, la Serbie est le pays des conteurs. Originaires de régions différentes, ils en apportent les couleurs locales. Glišić, Lazarević, et Veselinović étaient natifs de l’ouest de la Serbie. Venus du centre du pays, de la Šumadija, Svetolik Ranković (1863-1899) et Radoje Domanović (1873-1908) ont enrichi la prose serbe de qualités nouvelles, le premier dans le conte psychologique et le roman, le second dans la satire. Davantage tournés vers le présent que vers le passé récent, ils renvoient une image sombre, pessimiste de l’existence, à cent lieues de celle sereine, optimiste des premiers réalistes. Ranković décrit des personnages qui évoluent dans un monde qui voit leurs idéaux s’effondrer, leurs caractères se modifier, et tout survenir à l’inverse de leurs souhaits. Domanović a écrit des contes humoristiques et satiriques, puis des récits humoristiques et allégoriques, ses plus belles réussites : Stradija, Danga [Au feu rouge], Vođa [Le Guide], Mrtvo more [La Mer morte]. Certains actes y sont poussés jusqu’à l’absurde, épinglant les côtés négatifs de la société nouvelle : formalisme bureaucratique, abandon des valeurs authentiques, mentalité servile, éducation obséquieuse. Dans Le Guide, sa meilleure satire, Domanović stigmatise l’obsession de la collectivité de se voir conduire par un chef. Issu de la tradition du XIXe, Domanović n’en est pas moins un véritable écrivain du XXe siècle.

La plus grande diversité de thèmes, de procédés, et de styles se trouve chez Simo Matavulj (1852-1908) et Stevan Sremac qui, tous deux, et mieux que la plupart des autres écrivains, ont su maîtriser et dépasser le régionalisme et l’aspect local. Matavulj a vécu dans différentes provinces : sa Dalmatie natale, le Monténégro, la Serbie, et il a beaucoup voyagé à l’étranger, toutes ces expériences s’inscrivant dans son œuvre dont nous ressortirons le roman humoristique Bakonja Fra-Brne qui relate le parcours d’un prêtre catholique, ainsi que plusieurs contes sur la vie en Dalmatie et à Belgrade. Matavulj est un réaliste de type occidental qui a évolué sous l’influence des prosateurs français et italiens ; il est très proche de Maupassant. Du conte spontané à l’organisation artistiquement insuffisante et à la couleur folklorique, il s’est orienté vers une prose moderne du point de vue artistique où rien n’est laissé au hasard et à l’improvisation. Le sommet de son art se trouve dans les courts récits écrits dans les dernières années de sa vie – des chefs-d’œuvre pour certains : Povareta, Pilipenda, Našljedstvo [L’Héritage], Oškopac i Bila.

Né en Voïvodine, Stevan Stremac (1855-1906) aura passé la plus gros de son existence en Serbie, à Belgrade, et quelque temps à Niš sitôt libérée des Turcs. Ses romans et contes baignent dans ces trois ambiances. Sremac est conteur le plus populaire en Serbie. Le lecteur est séduit par la poésie nostalgique de Niš au temps ancien, semi-oriental (Ivkovka slava [La Slava d’Ivko], Zona Zamfirova, mais aussi par l’humour riche et les scènes qui reflètent l’atmosphère de la plaine dans son œuvre majeure, le roman humoristique Pop Ćira i pop Spira [Le pope Ćira et le pope Spira]. Mais Sremac nous livre aussi d’autres aspects de l’existence, moins exotiques et poétiques, des scènes aux forts accents satiriques, par exemple dans Vukadin, ou des analyses sérieuses des phénomènes qui affectaient la société serbe d’alors.

Vojislav Ilic

Vojislav Ilić

En poésie, le programme réaliste a eu un impact nettement moindre. Le seul poète de premier plan, Vojislav Ilić (1862-1894), fils de Jovan Ilić, malgré ses nombreux points communs avec les conteurs de son temps (caractère objectif de sa poésie, goût pour la description et la narration) ne saurait pour autant être qualifié de réaliste en poésie. Ses compositions brossent des paysages champêtres où dominent des tons sombres, crépusculaires, de la fin de l’automne et de l’hiver. Sensible au charme du lointain et de l’étranger, à l’attrait des ruines qui parlent de temps reculés, il retravaillait les légendes de divers pays du continent eurasiatique, de l’Inde au Portugal. Il accordait toutefois une grande attention aux thèmes tirés des antiquités grecque et romaine, et avec elles se sont introduites dans la poésie serbe les formes et symboles classiques. Vojislav Ilić est l’artiste en poésie, « le poète artiste », le réformateur du vers serbe (lui est surtout propre le vers de seize pieds), un styliste rigoureux, un maître de la forme. Bien qu’il ne fût pas particulièrement érudit ni très au fait des courants poétiques européens de l’époque, il a laissé une poésie proche des courants occidentaux postromantiques, notamment du Parnasse et du symbolisme, exerçant ainsi une influence considérable sur les poètes serbes de la fin du XIXe et du début du XXe siècles.

La seconde moitié du XIXe siècle nous a donné l’un des classiques du théâtre serbe, Branislav Nušić (1862-1938). Très éclectique, il a exercé ses talents avec succès dans des genres différents : comédie, drame historique et citoyen, conte et roman, feuilleton, récit de voyage, etc. La comédie, puis la prose humoristique lui ont valu ses plus belles réussites. Dans ses grandes comédies que sont Narodni poslanik [Le Député], Sumnjivo lice [Un individu suspect], Gospođa ministarka [Madame la ministre], Pokojnik [Le Défunt], il fait montre des vertus de ses grands prédécesseurs : Sterija, pour l’importance accordée à la thématique, et Trifković pour la virtuosité de la technique théâtrale. Dans une multitude de scènes, il dépeint la comédie sociale de la Serbie de son temps, les négociants de province, les capitaines d’arrondissement, les gratte-papier de la police, les bonnes maîtresses de maison, les petits et grands gredins qui évoquent en toute franchise leurs méfaits et leur risible empressement à tomber sous les coups des deux obsessions qui sont désormais les moteurs de la société contemporaine, le pouvoir et l’argent. Nušić est un magicien du rire, le plus populaire des auteurs dramatiques serbes ; il a été joué également sur les scènes étrangères, gagnant dans de nombreux pays la reconnaissance du public.

Traduit du serbe par Alain Cappon


In Jovan Deretić, « Književnost XVIII i XIX veka » [La littérature des XVIIIe et XIXe siècles], Istorija srpske kulture [Histoire de la culture serbe], Gornji Milanovac – Belgrade, 1994, p. 188-192.

Date de publication : janvier 2017

 

Date de publication : juillet 2014

 

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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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