LA LITTÉRATURE SERBE DANS LE CONTEXTE EUROPÉEN
TEXTE, CONTEXTE ET INTERTEXTUALITÉ

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Sanja Bošković
Université de Poitiers, France

 

LE DICTIONNAIRE KHAZAR
OU L'ICONOGRAPHIE ÉCLECTIQUE DE PAVIĆ


Résumé

L’image burlesque des énergies démoniaques qui sont en transformation permanente fait queHazarski rečnik [Le Dictionnaire khazar] peut être considéré comme un conte mythologique. Les héros sont, comme dans tous les contes, le prince (le kaghan) et la princesse (Ateh) ; le sujet –  la recherche des origines ou l’énigme de l’objet perdu – s’exprime à travers la quête de l’origine des Khazars et de leur issue historique car, disparus depuis une dizaine de siècles, ils enlèvent également toutes traces de leur parcours géo-spatial. Les héros de ce conte avaient habité un royaume connu pour sa beauté où les gens connaissaient sept sortes de sel, par­laient une langue à sept genres grammaticaux et exerçaient des activités rares selon les vieilles coutumes des moines de la secte des chasseurs de rêves. Mais ce conte, à la différence des autres, est à caractère mytho­logique et éclectique. Sa structure dévoile plusieurs strates : de l’inconscient et des croyances païennes slaves aux mythes de la Trinité et du double permettant l’incorporation de l’apologie byzantine médiévale formulée et manifestée dans la théorie des deux âmes de Photius.

Pour convaincre le lecteur que sonconte est tout à fait particulier, Pavić le place dans le vrai contexte historique et géographique de l’époque. De cette manière l’écrivain augmente le contraste entre le réel et l’imaginaire. Le Dictionnaire khazar devient ainsi un conte mytholo­gique dont les protagonistes sont de vrais personnages. L’auteur va en­core plus loin en introduisant dans son roman des extraits de textes histo­riques ou des morceaux de biographies de moines byzantins afin de dessiner le portrait culturel et religieux du christianisme oriental. Différentes époques, différentes conceptions métaphysiques du monde, héritages païens et antiques multiples : la polyphonie du Dictionnaire khazar re­produit l’esprit ouvert et éclectique de Byzance.

Mots-clés

Conte mythologique, Khazars, mythologie slave, mythe du double, Byzance.
 

L'un des plus complexes et des plus énigmatiques romans de Milo­rad Pavić est certainement Hazarski rečnik [Le Dictionnaire khazar]. Sa structure kaléidoscopique engendre un vif coloris imaginaire et poétique, enracinant le récit dans des contextes différents : historique, littéraire, culturel et mythique. La diversité des sources spirituelles qui, chacune à sa manière, tissent l'histoire du songe du grand Khagan khazar, rappelle la multiplicité de visions culturelles qui tentent de déchiffrer l'énigme de la vie. Le jeu raffiné engendré par Pavić, les jongleries virtuoses avec les traditions chrétienne, islamique et juive ou bien avec le vécu primordial humain – le vécu mythique – culminent dans l'interprétation ludique des faits historiques et des traces écrites qui, de leur côté, représentent non seulement les lieux de mémoire pour les trois civilisations monothéistes, mais orientent activement l'être humain dans sa quête du sens et de la vérité. L'image défigurée du monde et les imaginaires collectifs dissipés permettent à l'écrivain de créer sa propre vision d'un univers contrasté et contradictoire, qui survit grâce à l'hétérogénéité de ses propres origines.

Ce qui unifie et orchestre la polyphonie culturelle et littéraire khazare est exprimé à travers l'idée d'un objet culte qui trône dans les trois civilisations : le livre, ou encore mieux, le livre des livres – le diction­naire. Cependant, le dictionnaire, en tant qu'objet précieux, prédestiné à posséder et à conserver les connaissances et le savoir, intègre le roman de Pavić dans un contexte plus large, dans l'histoire de l'écriture et des lettres, dans les temps du récit primordial qui préserve le mystère de l'homme et du commencement. C'est ainsi que Le Dictionnaire khazar se présente comme une invitation lancée par l'écrivain à ses lecteurs, en les incitant à entreprendre un voyage menant au fond des apparences et des images kaléidoscopiques à travers lesquelles le monde s'offre aux yeux humains. La richesse des physionomies spirituelles derrières lesquelles se cache le génie créatif de l'homme se traduit dans le roman par la multiplicité des représentations d'ordre culturel, religieux ou mythique donnant à la poé­tique de Pavić un caractère éclectique et profondément diversifié.

La structure romanesque comporte plusieurs types d'iconographie portant sur les différentes traditions spirituelles, divers modes de pensée ou divers vécus collectifs culturels.

L'iconographie littéraire

Le fait que Pavić choisit la forme du dictionnaire pour son roman nous rappelle également les procédés littéraires employés par Borgès, notamment dans sa nouvelle « La bibliothèque de Babel ». Ce qu’ont en commun les deux écrivains, c’est l’idée de contempler la vie à travers les livres, à travers leur signification dans la culture et la civilisation chré­tienne. Il est certain que l’approche littéraire de la vie, si caractéristique pour la vision du monde de Borgès, a non seulement inspiré l’auteur du Dictionnaire khazar, mais l'a mis dans une position active intertextuelle  par rapport aux expériences littéraires précédentes.

Tous deux, Borgès et Pavić voient, selon la vision chrétienne, dans le signe écrit, les preuves de l’origine métaphysique et divine du monde. Le signe est au cœur du mystère de l’existence ; il est la trace divine que l’homme tente de suivre et de comprendre pendant son exis­tence terrestre.

L’histoire de Borgès se passe dans un lieu qui est, pour l’auteur, simplement l’univers, mais « l’univers que d’autres nomment la Biblio­thèque »[1]. Or la bibliothèque est le lieu métaphysique de l’homme, le lieu qui le dépasse et l’angoisse à la fois par le nombre infini de livres et, en­core plus, de signes écrits. Selon l’auteur, même si l’homme disparaissait, l’univers, la Bibliothèque resterait intacte pour l’éternité.[2]

Puisque la Bibliothèque est le lieu unique et véritable de notre existence, connaître le monde, cela veut dire connaître les limites de notre savoir, connaître le secret des signes écrits. Elle représente, selon Borgès, le lieu du savoir absolu et éternel, un savoir difficilement accessible aux hommes. La grâce divine, qui se manifeste comme possibilité de connaître les signes, se transforme chez l’homme en handicap métaphysique, en cauchemar gnoséologique. Malgré sa faculté de compréhension, malgré le fait que l’homme possède l’idée de signe, il reste loin de la vérité et de l’essence de la vie. Pour cette raison, on peut dire que l’histoire de Borgès parle de la faute ontologique dans laquelle l’homme est crucifié. Il reste à l’extérieur du Mystère, malgré le fait qu’il est né dans la Bibliothèque, en pleine connaissance des signes.

Chez Pavić, en revanche, il ne s’agit pas de faute ontologique. Ce paradoxe métaphysique qui étonne l’auteur de la « Bibliothèque de Babel » se manifeste dans Le Dictionnaire khazar plutôt comme énigme ontologique. Borgès construit l’angoisse de l’existence sur l’idée de l’insuffisance de l’ensemble des facultés humaines ; nos limites gnoséologiques innées et programmées ne nous permettent pas de reconnaître tous les signes. Il y a toujours quelque chose qui nous échappe et qui ontologiquement nous dépasse. Tandis que chez Pavić, l’angoisse existentielle s’exprime par l’idée que le savoir a été donné à l’homme mais l’homme, l’être irresponsable, l’a perdu. Et l’homme consacre toute sa vie à la recherche de ce savoir précieux et égaré. Ce qui pousse les protagonistes du roman à poursuivre leur quête, c’est notamment la force de leurs mémoires ; car, dans le vécu collectif, tout est écrit et enregistré ; la mémoire collective, inconsciemment, dirige la vie et les recherches du savoir disparu.

L’idée d’un savoir proscrit, interdit ou empoisonné que nous trouvons dans le concept romanesque de Pavić, est aussi présente dans l’histoire de Borgès. Il dit qu’il est possible d’envisager l’existence d’un livre parmi tous ces livres de la Bibliothèque qui serait la clé de l’existence, la clé de tout.[3] Chez Pavić, l’idée du livre des livres prend une place centrale. Il la réalise sous la forme du dictionnaire de cent mille mots ; en fait ce livre des livres – Le Dictionnaire khazar initial est reconstitué à partir de traductions arabe, juive et grecque des sources rares écrites en langue khazare, langue qui n’existe plus mais dans laquelle est enregistré le savoir perdu.

A part l’idée du savoir proscrit ou disparu, qui pourrait avoir influencé et inspiré l’écrivain, il y a aussi l’idée de l’homme qui possède le savoir essentiel, l’idée que nous trouvons chez Borgès comme chez Pavić. Dans l’univers de Babel, cette idée est présentée à travers une superstition qui dit qu’il y a un bibliothécaire qui a réussi à lire et à connaître le savoir des savoirs.[4] Cet homme joue le rôle principal dans la méditation de Bogès. Il est égal au savoir et même à dieu. La coïncidence veut que dans Le Dictionnaire khazar nous ayons aussi un homme qui possédait le savoir sur les Khazars. Mais, à la différence du bibliothécaire de Borgès, celui-ci ne le possédait pas dans son esprit ; il le portait sur sa peau, qui servait de papier. L’homme de savoir chez Pavić représentait l’un des rares exemples de la façon dont les Khazars écrivaient les livres, notamment l’histoire de leur peuple. Ils avaient eu l’idée, tout à fait à part, d’écrire leur histoire sur la peau des hommes qui devenaient ainsi des livres qui marchent, des livres qui font circuler le savoir.[5]

Borgès nous parle de faute métaphysique qui détermine l’existence humaine en la coinçant entre la possibilité innée de connaître le signe et l’incapacité de retrouver le sens ou le livre des livres.[6] Cette vision se transforme chez Pavić en conquête de l’énigme de la vie. Pour lui, c’est l’existence humaine qui est l’énigme métaphysique, et l’homme est prédestiné à entamer des recherches sur le savoir originel caché. L’idée d’origine perdue est symboliquement représentée dans le roman par le dictionnaire interdit et banni. De même, ses protagonistes sont à la quête du signe qui explique la vie et rend l’existence compréhensible pour l’homme.

Cette idée de l’énigme s’approfondit dans le roman dans le sens où l’auteur n’admet pas seulement que l’homme est à la recherche du livre suprême, mais que la vérité même manifeste deux visages. Son dictionnaire qui est la reconstitution du livre saint khazar suit la logique de la double mesure. Il se présente en deux volumes, l’un masculin et l’autre féminin. Selon l’auteur, il n’y a qu’une page qui différencie un volume de l’autre. C’est la page 219. Suivant les consignes de l’auteur, nous avons comparé la page et le chapitre indiqués et nous n’avons pas retrouvé les éléments qui distinguent le volume masculin du volume féminin. Cela nous mène à penser que Pavić continue son petit jeu avec le lecteur : il faut que, lui aussi, soit à la recherche du signe perdu, du sens caché. En fait, à la fin du roman, il nous explique son intention.[7] Le sens secret, celui qui nous échappe, c’est justement le regard sur la vie qui différencie  l'homme de la femme. Ils voient différemment et chacun d’eux garde sa part de vérité. D’où le malheur ontologique humain : entre ces deux visions et ces deux expériences du monde, il y a toujours un petit reste inaccessible qui échappe et définit l’existence humaine en dehors du savoir.

On peut dire que cela représente une des idées principales sur lesquelles se base la vision poétique de Pavić. L’idée que la vérité a plusieurs visages ou qu’elle oscille entre plusieurs pôles différents est la dif­ficulté métaphysique qui complique encore plus la tâche des chercheurs du dictionnaire khazar. Car toutes les informations primaires sur le passé khazar, leur religion et leurs coutumes sont doublées et contradictoires à cause d’une telle nature de la vérité. Il n’est pas possible de reconstituer quoi que ce soit parce que la princesse Ateh et le Kaghan, et tous les autres participants à la controverse khazare, voient différemment les mêmes événements et les mêmes faits historiques ou personnels. Ils le font parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. La vérité ou le sens de l’existence se trouvent au milieu des regards croisés ; ils se cachent der­rière les fi­gures kaléidoscopiques de différentes traditions, cultures, reli­gions. Divisé en trois parties – le livre chrétien, le livre hébreu et le livre islamique – le dictionnaire de Pavić s'inscrit dans l'histoire des écritures des trois grandes civilisations tout en faisant partie de la bibliothèque borgésienne conçue sur l'idée de transmission et d'intertextualité du signe écrit.

Iconographie historique

A part les personnages historiques qui figurent comme acteurs du récit khazar, l'écrivain évoque aussi beaucoup de situations historiques. Le procédé poétique est assez intéressant : les fragments de l'histoire sont  introduits comme des éléments constitutifs de son roman. Pour illustrer ceci, prenons l’exemple de la mission des représentants byzantins, Cyrille et Méthode, à la cour khazare, qui a eu lieu au IXe siècle.

D’après la Vie de Constantin, qui représente une source historique importante pour cette époque, les frères Constantin (Cyrille) et Méthode partent chez les Khazars pour participer à la controverse religieuse qui fait rage à la cour du khagan. Tous les détails de cette entreprise, notés dans la biographie de Constantin ainsi que dans celle de son frère, sont racontés dans le roman comme des faits du récit. La demande officielle de la délégation khazare auprès de l’empereur byzantin, qui exige l’envoi d’un homme habile et capable de discuter avec des représentants juifs et islamiques, devient un épisode constitutif du roman.

Concernant le voyage des frères grecs, nous y trouvons introduits non seulement la description des préparatifs de Constantin pour cette mission exceptionnelle mais aussi les détails qui illustrent l’ambiance de l’époque : la décision de Cyrille de partir pour cette mission « nu-pieds et dans la pauvreté »[8]. Or par cette décision Cyrille affirme l’importance de son voyage. Le temps qu’il lui faut pour venir pieds nus de Constantinople à la cour khazare lui semble nécessaire pour se préparer de manière solide pour la controverse religieuse.

Les frères byzantins expriment de la meilleure façon l’atmosphère spirituelle qui règne à cette époque, ce qui permet à Pavić d'intégrer d’autres épisodes de leur vie de missionnaires afin de pouvoir reconstituer le monde complexe du Moyen Orient. Leur mission d’évangélisation des Slaves de Moravie ou bien la dispute de Constantin  avec les tri-linguistes et ses démarches à Rome pour que l’office en vieux slavon soit aussi accepté par l'Église chrétienne et le pape font partie du récit romanesque. Dans le même but sont incorporés les fragments historiques des mission­naires et chroniqueurs arabes et juifs. Une telle démarche a permis à l'écrivain de reconstituer l'époque où le puissant empire khazar se trouvait aux carrefours des grandes civilisations et s'exposait aux influences si­multanées des cultures et des religions de ses voisins arabe, juif ou chré­tien.[9]

L'emprise multiculturelle et les pressions politiques et religieuses n’ont pas été sans incidences sur le sort historique des Khazars. La perte des traces de ce peuple et de leur empire, florissant entre le IXe et le XIe siècle, est due notamment à la dispersion des sources historiques écrites dans des langues différentes. L’obstacle est de taille et entraîne de nom­breuses difficultés en multipliant les éléments contradictoires.[10]

Le sujet du roman, la traduction du rêve du khagan khazar, fait partie du contexte historique et des conventions politiques et culturelles de cette époque en Orient. Il illustre l’ambiance spirituelle vivifiée par les nombreuses controverses religieuses entre des représentants chrétiens, juifs et arabes. Cette histoire du malaise métaphysique du khagan khazar, Pavić l’a reprise de l’œuvre, connue sous le nom Kouzari, qui a été écrite par le rabbin, poète et philosophe Jehudah ha-Lévi.[11] Pourtant on ne peut pas considérer Le Dictionnaire khazar comme un roman historique. Il s’agit plutôt d’une invention artistique de l’histoire étrange de ce peuple du Moyen Orient.[12] Ici l'histoire n'est qu'un des matériaux constitutifs à partir duquel l'invention artistique est créée. Un tel procédé poétique sus­cite un nouveau regard sur la notion et l'idée d'histoire. Selon l'auteur, l'histoire est aussi burlesque, incroyable et imprévisible que la vie ou le destin ; c'est la raison pour laquelle elle reste une source poétique iné­puisable pour l'auteur du Dictionnaire khazar. De là provient également son intention de briser l'aspect sérieux ou scientifique des témoignages historiques qui, selon l'écrivain, ne font que tracer l'aspect éphémère de l'existence. Pavić se sert du parcours historique exceptionnel des Khazars ; il insiste consciemment sur la multiplicité des informations divergentes et parfois contradictoires sur les événements et témoignages historiques afin de pouvoir produire un effet d'incertitude de nos connaissances et du sa­voir humain. Notre histoire, c'est l'ensemble des images que projette le vécu collectif à travers la mémoire et les différents codes culturels. Dans ce sens, le passage historique du peuple khazar sert de modèle permettant à l'écrivain de montrer toute la mobilité des images et des informations à travers la divergence des points de vue idéologiques, culturels ou reli­gieux. L'histoire des Khazars est un kaléidoscope reflétant à la fois la to­talité des renseignements historiques et la logique délicate du jeu de la lecture et de l'interprétation des données.

Iconographie imaginaire et mythique

En affirmant que son dictionnaire représente en effet la compilation du dictionnaire perdu de Daubmannus, Pavić introduit son lecteur dans le monde de l'incertitude et de la fiction.  Celui-ci a été publié en 1691 et détruit par décret de l’Inquisition l’année suivante. La contradiction qui provient du fait qu’il n’est pas possible de reproduire quelque chose qui a déjà été détruit, nous entraîne dans l’imaginaire de l’écrivain, qui nous raconte la suite du parcours exceptionnel du dictionnaire de Daubmannus. Il nous dévoile le secret de cet objet précieux en racontant une histoire qui, par ses éléments, rappelle le vécu culturel collectif marqué par l'idée de l'interdit et en conséquence de la mort. Malgré la sévérité de la censure inquisitoriale, deux exemplaires, dont l’un a été empoisonné, ont été préservés.[13]

Nous entrons ainsi dans le labyrinthe des faits et de la fiction du monde de Pavić. Cette tension entre le fait historique et l’imaginaire caractérise son style et sa vision poétique. Il mélange habilement et délibérément les sources scientifiques et les données de l’imaginaire. D’un côté, l’idée du dictionnaire, l’approche historique, le langage de la science pour expliquer certains phénomènes, de l’autre côté, l’imagination appuyée sur la sphère de l’inconscient se combinent et relativisent les notions habituelles du Savoir. Ainsi un outil scientifique, le dictionnaire, sert de cadre à la reconstitution d’un produit de l’irrationnel, un rêve et son interprétation.

Le besoin vital du khagan de connaître le sens de son rêve, qui dit que « le Créateur approuve ses intentions, mais réprouve ses actes », incite le souverain khazar à inviter trois représentants des trois principales religions du Moyen Orient à sa cour. Les traces écrites des missionnaires qui participaient à la controverse ainsi que leurs chroniqueurs montrent que chacun d’eux fait état de succès remportés sur les autres tant dans l’interprétation du rêve que dans la conversion des Khazars à sa religion. Placée au centre du conflit idéologique et religieux, la conversion des Khazars devient le moyen puissant qui envoute et entraîne le lecteur dans une spirale vertigineuse de faits et d’opinions qui se contredisent et qui, au lieu de lui faire découvrir la vérité, l’en éloignent.

Le rêve et la logique irrationnelle du rêve restent le pivot de la stratégie poétique de Pavić. Non seulement il engage l'application de la logique de l'espace, mais il permet aussi un voyage de ses personnages romanesques dans le temps. Le parallélisme des strates temporelles différentes – l'époque khazare entre le IXe et le XIe siècle, la période du XVIIe siècle et le moment contemporain, le XXe siècle – est réalisé à travers la flexibilité inhérente à l'imaginaire et au rêve. A titre d'exemple, citons l'épisode concernant le comte serbe Avram Brankovitch qui, n'arrivant pas à trouver le sommeil de nuit, dort le jour et rêve constamment de son double, un jeune homme dont il ne connaît pas le nom. Le comte l’appelle Kouros et cherche désespérément à l’identifier. Les deux, Avram Brankovitch et son double Kouros (qui est en fait Cohen), poussés par la force irrationnelle nocturne, sont en effet prédestinés à se rencontrer, car la vie de chacun d’eux est le rêve de l’autre.

L’idée de double ainsi que l’idée d’une réalité qui ne serait que l’alternance et l’échange de rêves représentent les fondements de la conception esthétique et métaphysique de Pavić. La réalité est un rêve qui se partage et s’échange entre les hommes. Cette conception s’approfondit dans le roman par la vision ontologique d’Adam Rouhan ou Adam Kadmon, l’homme originel, ayant le corps tissé de rêves.[14]

Le dictionnaire de Daubmannus, récupéré par Théoctiste, l'un des serviteurs du comte Brankovitch, et détruit par l’Inquisition, représente un fil conducteur qui engage activement le parallélisme temporel dans le roman : non seulement il se manifeste comme une passerelle entre l'époque khazare et celle du XVIIe siècle, mais le dictionnaire de Daubmannus introduit également la troisième strate temporelle – le XXe siècle. A présent les scientifiques venant de tous les coins du monde organisent un colloque à Constantinople sur la civilisation des pays de la Mer Noire au Moyen Age. Le Kingston Hôtel devient le lieu fatidique où se croisent les chemins des spécialistes de grande renommée : le Dr Souk, professeur serbe qui apporte à ce congrès quelques pages retrouvées du dictionnaire de Daubmannus ; ensuite nous y trouvons le spécialiste américain d’origine polonaise, le Dr Dorothéa Schultz, et également l'énigmatique chercheur arabe, Dr Mouaviya Abou Kabir. Ils sont tous des connaisseurs émérites de l'histoire khazare, mais aussi des personnes à la vie et au destin obscurcis par les ombres du passé khazar.

La vie respective de chacun de ces personnages donne l'impression d'être ensorcelée par des forces invisibles et pourtant toutes-puissantes. Le simple intérêt pour la culture et le destin de ce peuple étrange réveille des énergies inexplicables et magiques qui, agissant selon leur propre logique, investissent ceux qui essaient d’en savoir plus sur les Khazars. L’antiquité khazare apparaît ainsi comme la source, toujours vive et active, prête à dominer le monde et la vie. La princesse Ateh, son amant et grand maître de chasse aux rêves, Mokadasa, sa troupe des chasseurs de rêves, ne se manifestent pas uniquement à travers leur héritage spirituel et leurs objets dispersés un peu partout dans le monde ; ces personnages étranges continuent à exister dans le temps mais sous une allure métamorphosée. La logique de la métamorphose qui gère l'évolution du récit romanesque fait qu'on découvre à ce stade de la lecture que tous les participants du colloque scientifique à Constantinople incarnent en effet le rôle de protagonistes du XVIIe siècle ayant fait des recherches sur le passé khazar. Le jeu complexe des doubles s'impose comme un verdict métaphysique et esthétique de l'écrivain : la transformation permanente de toutes les strates de la vie et de tous les personnages du roman révèle le secret de l'impulsion métaphorique ancrée dans l'énergie nocturne et irrationnelle du rêve et de l'inconscient ;  toute la créativité et toute la diversité du monde sont issues de l'élan de la mutation externe d’une seule et même essence présente au commencement des temps : le rêve.

Au fond de ce rêve où gît la réalité se trouve Adam Kadmon, le frère cadet de Dieu et le frère aîné de Satan. Il réunit en lui le bien et le mal résolvant le dualisme par le rêve. Il est le corps du rêve, dispersé au commencement aux quatre coins du monde et dont les parties se cherchent et se reconstituent à travers les chercheurs de rêves.

L’une des principales caractéristiques du rêve, sa nature ambiguë, permet à l’auteur du Dictionnaire khazar de réaliser un nouvel aspect de la mythification de l’image poétique. Car dans le monde ambivalent de ses protagonistes, il s’agit avant tout de l’ambivalence des pulsions oniriques, qui changent facilement les perspectives du temps et de l’espace, du futur et du passé, de l’étrange et du familier. Sur le plan esthétique, cette notion d’ambiguïté et d’incertitude crée un sentiment de limitation du Savoir. D’autre part, la diversité des interprétations d’un même phénomène (ce qui était le cas dans la traduction du rêve du kaghan ou dans la controverse religieuse et le sort historique des Khazars) permet de montrer que la vérité se manifeste dans l’ensemble de tous ces aspects réunis. Finalement peut-on constater que les rêves ne sont que les multiples visages d’une réalité unique ? Dans son imagination marquée par le secret du rêve, l’auteur voit aussi l’immaculée conception comme un événement qui s’est passé dans le rêve.[15] Le seul qui ait pu sortir de ce monde imaginaire, se dégager de la matière du rêve, est le Christ.[16]

L’iconographie chrétienne orientale

L’esprit du christianisme byzantin a marqué profondément la vision poétique de l'auteur du Dictionnaire khazar. Les échos des querelles religieuses et idéologiques de l'époque trouvent leur place dans le roman. C'est notamment le thème du double qui enracine le récit romanesque dans la tradition chrétienne orientale. Tous les personnages dans Le Dictionnaire khazar ont des doubles dans l’espace et dans le temps. Lorsqu’il s’agit de contemporains, ils se rêvent mutuellement doubles spirituels. Lorsque le personnage et son double sont éloignés dans le temps, ils revêtent des apparences différentes, symbole de distance intérieure. En effet, l’idée de double spirituel fut également ancrée dans un des concepts philosophiques répandu dans les cercles intellectuels de l'époque des frères Constantin et Méthode. Il s'agit notamment d’une théorie schismatique  élaborée par leur ami Photius.[17]

Inspiré de l’héritage antique, bénéficiant de l’esprit de tolérance du christianisme oriental, Photius proclamait l’existence de deux âmes. Certains historiens affirment que l’invention de cette hérésie n’avait d’autre but que de déstabiliser le patriarche Ignace.[18]

Quoi qu’il en soit, ce qui nous importe ici, c’est que Pavić se soit servi de cette théorie des deux âmes pour construire sa vision poétique du double. La théorie des deux âmes se développe à l’idée de mondes synchroniques et parallèles. Or dans le roman nous trouvons d’abord la dualité métaphysique : le monde de Dieu et le monde de Satan ; ensuite l’idée du double se projette sur la vision du temps, considéré comme une synchronie du passé, du présent et de l’avenir. A partir de la dualité métaphysique et celle du temps, Pavić crée l’idée de transmission psychique de différentes réalités – intérieures et extérieures – par les rêves. Le monde, une énergie inconsciente, est un tout complexe de réalités parallèles diverses.

Différentes époques, différentes conceptions métaphysiques du monde, héritages païens et antiques multiples : la polyphonie du Dictionnaire khazar reproduit l’esprit ouvert et éclectique de Byzance. Ce dont témoignent, par exemple, le processus d’assimilation par la christianisation des peuples païens voisins et la manière dont ce processus fut conduit. Byzance y fait preuve d’un grand esprit de tolérance, acceptant la survivance de nombreux éléments d'anciennes religions revêtus de symboles chrétiens ; le christianisme que ses missionnaires enseignaient avait d’ailleurs intégré non seulement le riche héritage antique, modèle de spiritualité, mais aussi les influences venues des traditions et religions du Moyen Orient.

La conception de la vie repose sur le Mystère divin que la foi permet d’approcher. Cette compréhension du monde est différente de celle de la tradition occidentale. A titre d’illustration, un bref rappel historique montre combien de part et d’autre les préoccupations n’étaient pas les mêmes. L’époque où l'écrivain place son roman correspond à peu près en Europe occidentale à la période de Charles Ier le Grand, couvert de gloire militaire et politique mais connu aussi pour ses efforts en faveur du développement du christianisme et de la culture. Illettré, il montre cependant beaucoup d’intérêt pour les créations des ateliers monastiques où on recopie des textes anciens. A la même époque, l’empire byzantin est secoué par une question importante pour le christianisme : la main humaine peut-elle peindre le visage de Dieu ? Une forme, une image, sont-elles des approches valables du Mystère ? La vérité est-elle au-dessus de toute formation et de toute visualisation du Savoir ?

Ce dilemme ontologique et métaphysique marque profondément la tradition byzantine et nous en retrouvons les traces dans Le Dictionnaire khazar. Sa réponse semble rejoindre le second terme de l’alternative. Se­lon Pavić, la vie terrestre dont relève l’image est influencée voire attaquée par les forces sataniques capables de la transformer à chaque instant. Mais, au-delà du monde des formes, au-delà du visible, il y a la vie éter­nelle et divine. Sa manifestation est la parole, le verbe divin de la créa­tion. Le seul chemin qui s’offre aux hommes, c’est le chemin de Jésus Christ et de la foi.

La tradition byzantine voit le monde comme une spirale vicieuse de formes et d’images (y compris la formation du Savoir et la conscience cognitive) où l’homme se perd facilement. Seule la foi, affirme cette tra­dition, permet d’atteindre le Mystère. Telle semble être aussi, tout au moins pour ce qui concerne la vie terrestre, la vision éclectique de Pavić. La vie, labyrinthe complexe de symboles et de significations, est indéchif­frable. Lancés dans la quête effrénée du Savoir, à la recherche de la clé du mystère de l’existence, ses protagonistes, chaque fois qu’ils croient s’en approcher, découvrent à nouveau qu’ils en sont séparés par une distance infinie, une distance inhérente à toute visualisation.
 

Bibliographie

Borgès, J. L., Œuvres complètes, trad. par P. Bénichou, S. Bénichou-Roubaud, J. P. Bernès, R. Caillois, R. L. F. Durand, L. Gville, N. Ibarra, F. Rosset, C. Staub, P. Verdevoye et C. Esteban, Tome I, Fiction, « La Biblio­thèque de Babel », traduit de l’espagnol par N. Ibarra, Paris, Gallimard, 1993, coll. "Bibliothèque de la Pléiade".
Dunlop, D.M., The History of Jewish Khazars, Princeton, Princeton University Press, 1954.
Duthilleul, P.,  L’Évangélisation des Slaves, Cyrille et Méthode, Tournai, Desolée et Cie, 1963.
Pavić, M., Hazarski rečnik, Le Dictionnaire khazar, traduit par M. Bezanovska, Paris, Belfond, 1988.
Short History of a Book, Critics’ choice on Dictionary of the Khazars by M. Pavić [Histoire courte d’un livre. Le choix des critiques sur Le Diction­naire khazar de M. Pavić], Vršac, KOV, 1991.
 

Резиме 
хазарски речник или павићева еклектична иконографија

Бурлескна слика демонских енергија у непрестаном преображавању коју одаје Павићев роман, чини да се Хазарски речник може сагледати и као митолошка бајка. Као у свим бајкама, и овде су главни јунаци принц (Каган) и принцеза (Атех); тема романа је, као и у свим бајкама, потрага за тајном порекла или тајном важног изгубљеног предмета којим се досеже неухватљива прошлост: судбина Хазара, народа који се у једном часу Историје загубио, преточена у контекст митолошке бајке, израста у симболичну причу о трагању у простору за изгубљеним временом. Главни јунаци Павићеве приче су познавали срећу живљења у изузетном хазарском царству у коме су људи разазнавали укусе седам различитих врста соли, говорили језик у коме је постојало седам граматичких родова и познавали умеће путовања кроз снове. Међутим, ова бајка, за разлику од других, поседује митолошки и еклектички карактер. Њена структура открива више разнородних нивоа, почевши од слоја несвесног, који обухвата стара словенска веровања, до хришћанског мита о Тројству и мита о двојној души (мита о двојнику), византијског средњевековног учења посебно израженог у религијској теорији Фотиуса.

Како би у потпуности уверио свог читаоца да је Хазарски речник бајка посебне врсте, Павић је смешта у стварни историјски и географски контекст. На тај начин, писац појачава контраст између стварног и нестварног: Хазарски речник је митолошка бајка у којој су главни актери стварне историјске личности. Игра са идејом стварности као бајковите визије, додатно се појачава увођењем фрагмената историјских списа из хазарског времена као и делова биографија византијских хришћанских мисионара. Евоцирање различитих епоха, разнородних метафизичких концепција света, вишебојних паганских и античких културних наслеђа чини да се Хазарски речник или хазарска бајка открије као својеврсна полифонијска еклектичка целина, слична шароликости византијског цивилизацијског вишезвучја.

Кључне речи

Митолошка бајка, словенска митологија, мит о двојнику, Византија.

Summary
the dictionary of the khazars or pavić’s eclectic iconography

The burlesque image of demonic energies in permanent transformation contributes to the idea that the Dictionary of the Khazars [Hazarski rečnik] can be considered as a mythological tale. As in all tales, the heroes are the prince (the kaghan) and princess (Ateh); the tale’s subject – the search for the origins or the enigmatic question of the lost object – is achieved through the search for the origins of the Khazars and their historic outcome: before their disappearance about ten centuries ago, the Khazars removed all traces of their geospatial route. The heroes of this tale used to live in a kingdom known for its beauty where people knew seven sorts of salt, spoke a language with seven grammatical genres and practiced rare activities according to the old customs of the monks – members of the sect of the dream hunters. But this tale, unlike the others, has a specific mythological and eclectic character. Its structure reveals several strata: the stratum of the unconscious and of the Slavic heathen faiths as well as the stratum of the myths of the Trinity and of the double allowing the incorporation of the Byzantine medieval apology formulated in Photius’ two-soul theory.

To convince the reader that his tale is really particular, Pavić places it in the real historic and geographical context. In this way the writer increases the contrast between reality and imagination. So the Dictionary of the Khazars becomes a mythological tale whose protagonists are real historical persons. The author goes further by introducing into his novel the extracts of historical texts or parts of biographies of Byzantine monks, which permits him to draw the cultural and religious portrait of oriental Christianity. Various periods, various metaphysical conceptions of the world as well as the pagan and antique multifaceted heritages contribute to the creation of the poetic polyphony of the Dictionary of the Khazars as an image of the open and eclectic spirit of Byzantium.

Key words

Mythological tale, Khazars, Slavic mythology, myth of the double, Byzantium

 


NOTES

[1] J. L. Borgès, Œuvres complètes, trad. par P. Bénichou, S. Bénichou-Roubaud, J. P. Bernès, R. Caillois, R. L. F. Durand, L. Gville, N. Ibarra, F. Rosset, C. Staub, P. Verdevoye et C. Esteban, Tome I, Fiction, „La Bibliothèque de Babel“, traduit de l’espagnol par N. Ibarra, Paris, Gallimard, 1993, coll. "La Bibliothèque de la Pléiade", p. 491.

[2] J. L. Borgès, ibid., p. 498 : „Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque subsistera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète.“

[3] J. L. Borgès, ibid., p. 496 et 497 : « Il est certain que dans quelque étagère de l’univers ce livre total doit exister ; je supplie les dieux ignorés qu’un homme – ne fût-ce qu’un seul, il y a des milliers d’années – l’ait eu entre les mains, et l’ait lu. Si l’honneur, la sagesse et la joie ne sont pas pour moi, qu’ils soient pour d’autres. Que le ciel existe, même si ma place est l’enfer. Que je sois outragé et anéanti, pourvu qu’en un être, en un instant, Ton énorme Bibliothèque se justifie. »

[4] J. L. Borgès, ibid., p. 496 : « Une autre superstition de ces âges est arrivée jusqu’à nous : celle de l’homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clé et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu. »

[5] M. Pavić, Hazarski rečnik, Le Dictionnaire khazar, traduit par M. Bezanovska, Paris, Belfond, 1988, p. 61 : « Selon cette source, l’empereur byzantin Théophile avait reçu une délégation de Khazarie, et sur le corps de l’un des envoyés étaient tatouées l’histoire et la topographie du royaume khazar, en langue khazare mais en lettres hébraïques. »

[6] J. L. Borgès, op. cit., p. 494 : « Il fit également état d’un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n’y a pas, dans la vaste Bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. »

[7] M. Pavić, op. cit., p. 256 : « L’écrivain en éprouve des remords, et il va essayer de se racheter. Que la belle personne, aux yeux mobiles et aux cheveux paresseux, qui se sentira seule en lisant ce dictionnaire et en courant à travers sa peur comme à travers une chambre procède de la manière suivante : qu’elle aille donc, le dictionnaire sous le bras, le premier mercredi du mois, à midi, devant la pâtisserie de la place principale de la ville. Là, un jeune homme l’attendra. Comme elle, il a ressenti la solitude en gaspillant son temps à lire le même livre. Qu’ils s’assoient ensemble devant une tasse de café et qu’ils comparent les exemplaires masculin et féminin de leur livre. Ils sont différents. Lorsqu’ils compareront le bref passage de la dernière lettre du Docteur Dorothéa Schultz imprimé en italique dans l’un et l’autre exemplaire, le livre formera pour eux un tout, comme un jeu de dominos, et ils n’auront plus besoin de lui. Alors, qu’ils invectivent comme il se doit le lexicographe, mais qu’ils se hâtent, car ce qui va leur arriver par la suite ne concerne qu’eux et vaut plus que toutes les lectures. »

[8] P. Duthilleul, L’Évangélisation des Slaves, Cyrille et Méthode, Tournai, 1963, p. 38.

[9] P. Duthilleul, ibid., p. 38 et 39 : « L’empire khazar était essentiellement un carrefour des grandes voies commerciales qui unissaient l’Orient aux pays scandinaves et à l’Occident: Caspienne-Volga d’une part et Crimée-Dniepr d’autre part. Marchands byzantins, arabes et juifs se rencontraient dans leur capitale Itil, à l’embouchure de la Volga, et dans la ville que les ingénieurs byzantins leur avaient construite sur le Don : Sarkel.»

[10] D. M. Dunlop, The History of Jewish Khazars, Princeton, Princeton University Press, 1954, p. X : « The chief reason why we are not more familiar with the Khazars appears to be neither the lack of intrinsic interest presented by their story nor the absence of material, but rather the difficulty of dealing with the existing sources-partly because they are written in a variety of languages, Greek, Arabic, Hebrew, Syriac, Armenian, Georgian, Russian, Persian, Turkish and even Chinese, with which no one can be expected to be conversant at first hand; and partly because of the contradiction and obscurity of data thus afforded. » D. M. Dunlop, Histoire des Khazars juifs, p. X : « Si nous connaissons mal les Khazars ce n’est ni à cause du manque d’intérêt que présente leur histoire ni à cause du manque de matériaux mais bien plutôt de la difficulté d’aborder les sources en partie parce qu’elles sont écrites dans de nombreux langues : le grec, l’arabe, l’hébreu, le syriaque, l’arménien, le géorgien, le russe, le persan, le turc et même le chinois, qui ne sont pas obligatoirement connues de tous ; et en partie à cause des contradictions et de l’obscurité des informations qui les concernent. » (Traduit par S. B.)

[11] D. M. Dunlop, ibid., p. 117 : « They relate that when the king of Khazars had seen in his dream that his intentions but not his works were acceptable to the Creator and was commanded in his dream to seek the works which were acceptable, he enquired of a certain philosopher of the time about his faith. »

[12] Short History of a Book. Critics’ choice on Dictionary of the Khazars by M. Pavić, [Histoire courte d’un livre. Le choix des critiques sur Le Dictionnaire khazar de M. Pavić], Vršac, KOV, 1991, le texte de P. B. Golden, professor of history and the author of Khazar Studies, « ‘World & I’, 11. 1988, Washington », p. 218 : « A historian must be impressed with his familiarity with many of the basic sources for Khazar history. But this is not a work of history. It is fiction, which on occasion shows a very original, if often playful, insight into some of the key historical questions of ninth-century Euro-Asia. »

[13] M. Pavić, op. cit., p. 16 : « L’un des cinq cents exemplaires de ce premier dictionnaire sur les Khazars avait été imprimé par Daubmannus avec une encre vénéneuse. Ce livre empoisonné, que protégeait une serrure en or, était accompagné d’un exemplaire de contrôle dont la serrure était en argent. En 1692, l’Inquisition fit détruire l’édition de Daubmannus, sauf l’exemplaire empoisonné et celui à la serrure d’argent qui l’accompagnait. Ils avaient échappé à la censure. »

[14] M. Pavić, ibid., p. 242 : « Pour les Khazars le rêve n’était donc pas seulement le jour de nos nuits, mais aussi la nuit étoilée et mystérieuse de nos jours. [...] C’était plutôt une suite de vies anonymes, réduites à ces instants d’illumination où l’homme devient une partie du corps d’Adam. Car tout homme, au moins une fois dans sa vie, devient une partie d’Adam.»

[15] M. Pavić, op. cit., p. 62 : « [...] mais elle continua de croire, selon l’habitude khazare, que Dieu était apparu en rêve à la Vierge Marie et l’avait fécondée avec un mot rêvé. »

[16] M. Pavić, ibid., p. 241 : « [...] car le Christ fut le seul à trouver l’entrée et la sortie du corps d’Adam.»

[17] P. Duthilleul, ibid., p. 30 : « Anastase raconte donc que Photius obligeait ses élèves à accepter ses opinions sans aucune réserve. Ceci avait provoqué de vives protestations dans les familles de la société byzantine ; car si Photius se trompait, la foi de leurs enfants était en danger. De fait, écrit Anastase, ‘il y a quelques années Photius enseignait que l’homme a deux âmes’. »

[18] P. Duthilleul, Ibid., p. 30 : « Constantin le Philosophe, homme d’une haute sainteté, son très grand ami, lui adressa des reproches : ’Pourquoi as-tu tué tant d’âmes en rependant une telle erreur dans le peuple ?’ Il répondit : ‘Ce n’est pas pour blesser qui que ce soit que j’ai proposé cette idée, mais pour voir ce que ferait le patriarche Ignace devant une hérésie née des syllogismes des philosophes’.»

 


Publié sur Serbica.fr le 27 juillet 2012

Pour citer cet article :

Bošković, Sanja, « Le Dictionnaire khazar ou l’iconographie éclectique de Pa­vić », in Srebro, M. (dir.), La Littérature serbe dans le contexte européen : texte, contexte et intertextualité, Pessac, MSHA, 2013, p. 267-281.

Document mis en ligne le 27 juillet 2012 sur le site http://www.serbica.fr

 

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