Milena Dragićević-Šešić 

Pour la culture, contre les industries créatives



Les "industries créatives", qu’est-ce donc ? Les domaines que nous appelions autrefois industries culturelles – musique, édition, production cinématographique  ̶  ou bien ces domaines se sont-ils étendus à un spectre d'activités plus large ?

Selon la définition britannique proposée par l'influent ministère de la Culture, il s'agit de toutes les branches artistiques permettant de créer de la richesse et de l’emploi. Faisons une comparaison des plus banales : si on imprime un livre en anglais, il peut éventuellement être source de richesse ; s’il est imprimé en estonien, voire en serbe, il ne pourra assurément pas créer de richesse économique. À moins qu’il ne traite d'astrologie, de recettes culinaires, de que sais-je encore ?…

Aujourd'hui, nombre d'Etats ne renoncent pas à mener malgré tout une politique culturelle "traditionnelle" ; de même, s’agissant de la créativité, ils n'oublient pas que l'art et les traditions, tout comme la créativité, sont les promoteurs des cultures européennes et que tout cela est profondément enraciné dans l'être culturel européen. Dans le champ culturel, les secteurs les plus créatifs ne sont en fait ni publics, ni privés, ni civils. Même si dans d'autres sphères de la société le secteur privé prime en matière d'innovation, de créativité, de prises de risque, dans le domaine culturel ce secteur est le moins enclin à prendre des risques car, peu désireux de perdre de l'argent, il se trouve ainsi moins en avance dans l'innovation.

Dans le champ culturel, les secteurs créatifs sont donc ceux dans lesquels se rencontrent des personnes créatives dotées de capacités managériales et constituées en équipes créatives. On comprend mieux pourquoi, chez nous, le secteur public n'est pas créatif. C'est qu'à la tête des institutions du secteur public ce ne sont pas toujours des personnes au potentiel créatif qui sont choisies mais bien des hommes politiques du même bord qui sont nommés. Tant que ne sera pas mise en œuvre une loi exigeant l'élection et non la nomination des responsables culturels, la culture, comme n'importe quel autre domaine du secteur public, ne pourra de toute évidence pas être créative car celle-ci sera politiquement contrariée et empêchée. C'est pourquoi chez nous, en Serbie, du moins en ce qui concerne l'œuvre de création, l'avantage revient au secteur civil. Cela dit, la division entre tout public et tout privé (le secteur civil étant souvent rattaché au privé car les lois auxquelles il se soumet sont celles du secteur privé à but non lucratif) n'est pas toujours valide. Il existe un vaste éventail de possibilités de "l'entre–deux", something in between. Les musées en Grande Bretagne ne sont pas administrés par le gouvernement, mais sans être privés ils ne dépendent pas de la société civile telle que nous la concevons. Ils sont quelque part entre les deux, leur conférant ainsi une plus grande liberté d'action.

Le secteur privé n'est généralement pas un espace de liberté mais, bien souvent, un espace de non-liberté car obéissant à des intérêts mercantiles ; ses produits sont destinés à plaire aux autres. Les modèles les plus réussis sont paraétatiques – ni privés ni publics. Désormais la rentabilité et l'export de prétendus produits culturels servent la politique alors que s'amenuisent les budgets réservés à l'expérimental, l'avant-garde et à l'innovation. Mais comme on investit plus dans les affaires qui dégagent des profits, il en reste moins pour le non-lucratif, alors que cela devrait être le contraire. Le marché de la culture et ce qui se construit autour de lui trouvera une manière de survivre. Cependant pour aider la culture, l'Etat devra concevoir des modèles de financement exclusivement indirect avec des moyens spécifiques. Le système idéal n'existe pas, mais il semble que les conseils des arts et autres modèles venus de Suède, de Finlande et d’Angleterre montrent l’existence de solutions qui ne sont liées ni à l'Etat ni au marché, de ce quelque chose qui se situe « entre les deux".

Intrapreneurialship (entreprenariat intérieur) est une nouvelle notion pour laquelle il n'existe pas encore de traduction adéquate en serbe, alors qu'elle désigne l'entreprenariat dans le cadre d'une grande corporation ou d'une grande institution culturelle. On peut aussi faire sa propre expérience d'entrepreneur dans le secteur public car les idées, les actions mises en œuvre peuvent être durables et autonomes sans l'aide de l'Etat. Le secteur public peut développer des projets de partenariats, mais seulement s'il est ouvert et non instrumentalisé politiquement. L'université, grâce à son autonomie, subit peu la pression de la standardisation. Cependant, le système d'accréditation l'oblige de plus en plus à se conformer aux standards et, en ce sens, à réduire son espace de créativité. Dès l’instant où se pose la question de ce qu'est le benchmark, ou si nos programmes ressemblent à certains projets européens alors nous sommes empêchés de développer un programme créatif, individuel et différent et d'être compétitifs au moins sur le marché universitaire régional. Par ailleurs, on ne peut éternellement arguer, afin de réfuter les objections, que  nous avons besoin, en Serbie, de cours dispensés en français et en anglais, et que les universités sont plus compétitives lorsqu'elles proposent aux étudiants des masters et des doctorats en langue étrangère ; ce genre d'objections entrave le développement de l'entreprenariat intérieur.

Qu'est-ce donc que la culture ? C’est en premier lieu une activité à laquelle on s’adonne par passion et non dans le but de gagner de l'argent. Si votre objectif est de  gagner de l'argent, orientez-vous tout de suite vers une autre activité. Aujourd'hui, les industries culturelles se nomment de plus en plus des copyright based industries  ̶  c'est à dire basées sur les droits d'auteur. Une perspective à  première vue fantastique, qui permettrait aux artistes de vivre de leur travail. Mais à regarder la réalité de plus près, environ 90 % de ces droits d’auteur reviennent aux corporations et non aux artistes. Ensuite, les pays (dont la France et la Serbie) qui parlent de droits d'auteurs sont peu nombreux. Les autres pays parlent de "copyright" car il n'y a plus d'auteurs. A qui revient l'argent 90 ans après la mort de l'auteur ? Quel auteur préférera que cet argent soit versé quelque part 90 ans après sa mort, plutôt que de souhaiter que son œuvre passe dans le domaine public ? Enfin, un être paupérisé, un sans-emploi ne vit pas dans une société de culture. Les jeunes sans-emplois disent qu'ils n'ont aucune envie d'aller au cinéma ou au théâtre, non pas parce qu'ils n'ont pas d'argent mais parce que la recherche vaine d'un travail leur insuffle la pensée de leur propre inutilité.

Il est important par conséquent qu'une culture activiste qui n'agit pas par profit et qui ne crée pas d'emplois puisse exister et s'exprimer, provoquer et activer les potentiels humains variés présents dans les différentes couches de la société. Nous avons besoin de beaucoup plus d'art et de pratiques artistiques et moins d'industries créatives qui formatent l'art dans des paquets standardisés de loisirs. En ce sens, la culture doit se battre pour obtenir un minimum d'autonomie à l'instar des universités. Cette autonomie doit lui être octroyée ainsi qu'à la recherche. Il faut accorder aux professions de la culture le droit de se diriger elles-mêmes.


Traduit du serbe par Marika Vibik


Date de publication : décembre 2015

Date de publication :  juin 2016

> Vers les nouvelles politiques culturelles



Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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