Vuk Krnjević

Légende et démythification de la légende :

Petar Kočić et Ivo Andrić



Le fait est connu, « la Bosnie de la nouvelle » commence avec Petar Kočić même si, sur le sol de la Bosnie-Herzégovine, ses débuts sont antérieurs. Mais ces premiers pas n’étaient en réalité que des essais si bien que, de nos jours, leur existence marquée par des ambitions éducatives ou politiques ne représente rien de plus que du pur dilettantisme littéraire visant à « distraire et à instruire ». Néanmoins, que la nouvelle en Bosnie-Herzégovine ait de fait commencé avec Kočić, qu’elle ait connu des débuts extraordinaires puis un grand essor, souligne l’exceptionnel talent de conteur de cet écrivain qui sut, à ses meilleurs moments, dépasser tout ce qui constituait son être social – les apports journalistiques, son intérêt pour la politique, son penchant pour le romantisme national – et créer d’authentiques œuvres narratives.

La prose de Kočić agit de connivence avec la tradition folklorique, elle en est le produit mais de façon telle qu’elle est, au fond, la synthèse de l’esprit du conte populaire. Tant Simeun le diacre, que le pope de Mračaj, chacun à sa manière – le premier tout entier tourné vers les autres, tout entier dans l’histoire qu’il noue et dénoue, tout entier dans une imagination et un badinage où transparaît son destin mais aussi celui de l’homme bosniaque dont « la langue est l’unique liberté » ; le second tout entier replié sur lui-même, sur sa triste vie, « l’âme tuée » – paraissent le produit de la ténébreuse histoire de la Bosnie. Une histoire de la soumission et des tourments d’un tamni vilajet, d’un coin perdu où « un gramme de joie coûte la tête », l’histoire d’un karakazan, d’une province extrême aux confins de l’Empire ottoman et de la monarchie austro-hongroise.

Voilà pourquoi, précisément, il n’est en rien surprenant que Kočić ait été le prédécesseur de deux courants essentiels dans le développement de la nouvelle en Bosnie-Herzégovine, le premier orienté vers la vie intérieure de l’homme, vers ce qu’est sa liberté intérieure malgré tous les crimes au milieu desquels il vit et subsiste ; le second, non moins important, évoque et établit tous ces crimes au milieu desquels l’homme se meut. […]

La tradition de Kočić a été dignement continuée par un écrivain appartenant à la génération suivante d’auteurs originaires de Bosnie-Herzégovine, à la génération des Jeunes Bosniaques, Ivo Andrić. Mais là où Kočić, père fondateur de la « Bosnie de la nouvelle », poursuivait la légende, Andrić, dès sa première nouvelle, allait la démythifier et ouvrir un espace dans l’intimité des héros légendaires de la tradition folklorique[1]. Ce fait ne souligne pas uniquement un aspect de la création chez Andrić mais, dans le même temps, laisse entendre les ambitions nouvelles que nourrissent les conteurs de Bosnie-Herzégovine : élargir ou, si vous préférez, approfondir leurs sujets d’intérêt par le questionnement de la vie spirituelle des héros. Là où, chez Kočić, les personnages semblaient pour ainsi dire dépourvus de vie intérieure, chez Andrić apparaissent des hommes à la vie intérieure riche, qui sont dépeints d’une main de maître, enrichis d’analyses psychologique et psychanalytique, la complexité de leur psychologie devenant la trame du récit. De cette manière, Andrić a déplacé le centre d’intérêts du narrateur vers ces espaces de la vie spirituelle où s’aperçoivent les reflets les plus nets du conscient et de l’inconscient, du passé et du présent, et que met en mouvement le jeu fantasque de la destinée humaine où présent et futur baignent dans un total incertain.

Andrić crée un nouveau type de héros, un héros quilutte avec lui-même pour qui la véritable énigme est son existence même parce qu’il prend toujours plus conscience qu’il ne saura jeter de ponts sur tous les abîmes de sa vie intérieure qui lui font face… Mais Andrić, on l’a remarqué, par un aspect de son œuvre narrative, continue aussi la tradition de la prose de Kočić et bâtit des histoires sur l’observation de la vie quotidienne, de sorte que nous allons trouver chez lui quantité de personnages qui semblent tirés directement de la réalité. La valeur de ces nouvelles repose sur la maîtrise de leur description de ces hommes du « tamni vilajet ». […]



[1] Référence au Voyage d’Alija Đerzelez paru en 1920. (Note du traducteur.)


(Extrait du livre Antologija pripovjedača iz Bosne i Hercegovine [Anthologie des nouvellistes de Bosnie-Herzégovine], livre 1, avant-propos, Sarajevo, 1967, p. 8-10.


Traduit par Alain Cappon

Date de publication : décembre 2015

Date de publication : septembre 2016

> DOSSIER SPÉCIAL : PETAR KOČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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