Staniša Tutnjević

Deux sommets de la nouvelle serbe

 

 

Au sujet de Borisav Stanković comme de Petar Kočić, et peut-être même davantage pour ce dernier, l’idée prévaut que, d’une certaine façon, ce sont là des écrivains partiels. Ce qui sous-entend qu’ils n’ont su révéler et mettre en lumière qu’un seul aspect du monde et de l’homme qui les occupait totalement, et dans le cadre d’une stratégie narrative elle aussi partielle. En dépit de ces « manquements », ils représentent les deux sommets les plus évidents de la nouvelle à la fin d’une période d’une exceptionnelle importance dans le développement de la littérature serbe, et, considérant notre tradition de la nouvelle jusque-là, Stanković et Kočić en sont pratiquement les représentants majeurs jusqu’à Ivo Andrić qui a donné chez les Serbes la mesure finale de ce genre littéraire et élevé dans notre langue la création en prose au niveau le plus haut, mondial. […]

Si on considère la place de Boris Stanković [et de Petar Kočić] dans la continuité de la nouvelle serbe, une comparaison avec Ivo Andrić s’impose forcément. Les similitudes [entre le premier et le dernier] dont parlait Jovan Dučić sont manifestement extérieures[1]. Andrić lui-même avait une haute opinion de Stanković. « Il est le plus grand et le plus original des écrivains qu’à plusieurs reprises j’ai lus et étudiés », dit-il dans une interview à Siniša Paunović. Dans cette même interview, il dit encore qu’existent entre eux « beaucoup de similitudes, dans la vie comme en littérature »[2], mais il appuie davantage sur celles dans la vie. « Comme écrivains aussi, au vu des motifs, des personnages, et du style, nous nous ressemblons assez »[3] dit Andrić qui rajoute une autre similitude, le fait que « tous deux [ont] donné au thème régional une couleur et une psychologie qui tendent à l’universel ». Hormis le style, ce sont toutefois là des ressemblances de caractère général, et Andrić n’en fait donc pas mention dans le contexte de sa dette littéraire et de sa gratitude envers le célèbre écrivain, son aîné. […]

Moins connue est toutefois la ressemblance entre Kočić et Andrić. À une occasion, Andrić a déclaré formellement ne croire aucunement aux « influences déterminantes »[4] ; en ce qui le concerne, elles ne se sont pas exercées, ce qui ne signifie pas pour autant que sa place dans la continuité de la nouvelle serbe n’a pas été conditionnée aussi par ce qui a été créé avant lui. En plus des similitudes avec Stanković telles qu’il les a définies lui-même, Andrić se rattache peut-être bien davantage et sur une base plus large, mais aussi par des traits généraux extérieurs, à Svetozar Ćorović qui, il est vrai, n’a pas su donner au « thème régional » cette couleur et [cette] psychologie « universelles » qu’Andrić tient pour sa caractéristique propre et celle de Stanković. Quoiqu’on ne puisse parler de façon même approximative de « l’influence déterminante » exercée par Kočić sur Andrić, on peut affirmer sans crainte que si Andrić constitue le principal maillon dans la continuité de la nouvelle serbe, il l’est par l’intermédiaire de Kočić ; on peut même parler de certaines similitudes clairement visibles sans être franchement essentielles ainsi que des influences de Kočić sur Andrić, plus indirectes mais ici ou là presque directes.

Outre celui qu’il portait à Njegoš et à Vuk Karadžić, Andrić manifestait un intérêt particulier pour Petar Kočić. On sait qu’au cours des années 1950, Andrić donnait des conférences aux étudiants en littérature de la faculté des lettres de Belgrade, conférences qu’il a ensuite publiées. La ligne de la littérature serbe qui part de Vuk Karadžić et de Njegoš et qu’Andrić emprunte et matérialise ensuite magnifiquement arrive à lui par l’intermédiaire direct de Kočić. Il ne prend place dans la continuité de l’art narratif populaire authentique, original, qu’après que Kočić y eut jusque-là occupé la place la plus importante. Cette ligne narrative de la langue serbe la plus pure, on le sait, Andrić l’a puisée à sa source même, la prose insurpassable de Vuk Karadžić et la littérature orale, mais on perçoit aussi le grand respect qu’il éprouvait pour la pratique de Kočić de cette tradition et qu’il acceptait sans restriction ni réserve.

Ce que Kočić apporte dans cette ligne, c’est avant toute chose la compréhension de l’histoire et de sa narration dans le contexte du concept ludique de l’art. Dans son cas, l’histoire est un jeu incessant et incertain dans lequel sont en même temps activement engagés et l’écrivain en tant que narrateur et les lecteurs auxquels il s’adresse, mais aussi ses personnages qui entretiennent un rapport lui aussi basé sur le principe de l’histoire tenue pour un jeu. Chez Kočić cette histoire apparaît tel un fait anthropologique ; comme telle, elle se réalise dans sa forme originelle, rituelle. Ainsi qu’autrefois, au retour d’une chasse fructueuse, l’homme primitif assis au coin du feu maîtrisait et modifiait sa propre réalité humaine par le conte en imaginant des mondes autres, nouveaux, exempts d’obstacles et d’épreuves, les personnages de Kočić réunis autour du chaudron où la rakija a été mise à bouillir élargissent, modifient à leur gré et façonnent leur situation dans l’existence, s’en échappent en laissant libre cours à leur fantaisie puis y reviennent quand le moment leur paraît favorable. Personne avant Kočić, ni après pourrait-on dire, n’a dans la prose serbe démontré avec autant de finesse, de facilité et de nuances la puissance, l’effet de la narration et les étapesdu jeu dans le cadre où se développe l’activité de narration. […]

Les qualités évoquées ici se décèlent le mieux dans la trace que Kočić a laissée chez Andrić, un écrivain d’une très grande force narrative et discipline dont la conscience littéraire soigneusement entretenue et rigoureusement contrôlée ne pouvait rien laisser s’introduire dans sa prose qui lui fût extérieur. Le jeu tel que le concevait Kočić correspond, naturellement, chez Andrić au profil d’un écrivain d’un autre type, mais il est, et comment, visible et efficace. […]

En conséquence, nous allons montrer en guise d’exemple et de manière quelque peu exhaustive que le jeu pratiqué par Kočić se retrouve presque littéralement dans la nouvelle d’Andrič Proba [Mise à l’épreuve]. La conception même de la nouvelle est presque identique à celle mise en œuvre par Kočić. De la même façon que les prisonniers de Sudanja [Judiciade] de Kočić avaient organisé à l’intérieur de la prison un procès « pour voir » et se préparer à ce qui les attendrait en réalité, dans la nouvelle d’Andrić frère Grgo organise une fausse soirée afin de s’assurer du comportement qu’aura le peu fiable et inconvenant frère Serafin qui, fripon, hédoniste, noceur, pourrait détonner lors de la réception véritable que frère Grgo entend donner à des hôtes de marque et représentants du pouvoir. Frère Serafin accepte le jeu et, avec les mêmes allant et passion que le Simeun le diacre de Kočić narre ses aventures, abolit la frontière entre réel et possible, comble de son histoire le manque existant dans la réalité et, de la même manière, entraîne son auditoire dans ce qu’il raconte. […]

Certains événements relatés par frère Serafin semblent une paraphrase littérale de Jazavac pred sudom [Le Blaireau devant le tribunal]. Quand le fonctionnaire-espion autrichien l’interroge sur ce qu’il pense, le frère séculier répond dans le droit style de David Štrbac : « Ma foi, si tu tiens absolument à ce que je te dise, monsieur, je ne pense rien. » Toujours à la manière de Kočić, le fonctionnaire tente de poursuivre le jeu et de parvenir à son but. « Que pareil homme, que pareille intelligence ne pense rien, cela ne peut pas être ! » Le David Štrbac en soutane d’Andrić fait mine d’hésiter quelque peu mais continue : « Eh bien oui, je pense, je pense même quelque chose, mais j’ai de la gêne à vous le dire car je ne voudrais pas offenser l’homme et fonctionnaire impérial que vous êtes. » L’histoire, bien entendu, se développe encore et toujours dans le même style et dans la même direction pour qu’en fin de compte ce fonctionnaire s’entende jeter à la face qu’il est un espion.

Quoiqu’il s’agisse là d’une nouvelle moins connue et que personne, pas même Kočić, n’ait exercé, même de loin, d’« influence déterminante » sur Andrić, nous mettons ici l’accent sur ce texte afin de montrer dans quelle mesure le grand écrivain, rigoureux, strict, qu’était Ivo Andrić a laissé passer un peu de Kočić sans grande circonspection ni réserve. Ce qui montre simplement que Kočić était un écrivain chez qui il y avait à apprendre même si les formes de sa présence ultérieure dans le contexte de la nouvelle serbe, voire même dans l’ensemble de l’œuvre d’Andrić, sont les moins identifiables de cette manière.

Comparés à Ivo Andrić en tant que point de repère le plus sûr, Borisav Stanković et Petar Kočić nous apparaissent donc les deux nouvellistes majeurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Ils étaient et sont restés durablement deux piliers solides et éprouvés à un endroit-clé, crucial, de la littérature serbe moderne, jetant un pont sur deux siècles du développement de la nouvelle serbe.



NOTES

[1] Jovan Dučić, « Borisav Stanković », in Stari dani – Božji ljudi [Jours anciens – Peuple de Dieu], Prosveta, Belgrade, 1970, p. 15.

[2] Cette interview a été publiée en 1986, après le décès d’Ivo Andrić, dans le livre de S. Paunović Bora Stanković i Branislav Nušić iza zavese [Bora Stanković et Branislav Nušić derrière le rideau]. La présente citation et les suivantes sont extraites du livre d’Ivo Andrić Pisac govori svojim delom [L’écrivain parle par son œuvre], BIGZ, Belgrade, 1994, p. 169.

[3] Ibidem, p. 70.

[4] Ibidem, p. 134.


Extrait de « Dva vrha srpske pripovijetke » [Deux sommets de la nouvelle serbe] Borisav Stanković et Petar Kočić, in Staniša Tutnjević Tačka oslonca [Point d’appui], Zavod za udžbenike i nastavna sredstva, Srpsko Sarajevo, 2004, p. 13-31
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Traduit par Alain Cappon

Date de publication : décembre 2015

Date de publication : septembre 2016

> DOSSIER SPÉCIAL : PETAR KOČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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