Miloš Crnjanski

TOUS LES ÉCRIVAINS QUE J'AI LUS



Crnjanski-Autoportret

Miloš Crnjanski : Autoportrait 
 

Je dirais ceci : mon père, Toma Crnjanski, et mon maître à l’école élémentaire serbe de Temišvar[1], Dušan Borić, ont été mes premières influences. Mon père n’a pas terminé ses études, mais tout le temps qu’il les a poursuivies, il a beaucoup lu. Je le revois à Ilanča lisant les éditoriaux de Svetozar Marković, sa correspondance, le journal de guerre de Pera Todorović. À son décès, il m’a laissé une malle pleine de livres de tous ordres et nombre d’années complètes des revues Zastava [L’Étendard] et Branik [Le Bastion]. Toute cette littérature a imprimé en moi de profondes traces : mon père, tout bonnement, me gavait de l’histoire des habitants de la Voïvodine, des privilèges dont jouissaient les Serbes, de récits relatifs à nos droits[2] Il collectionnait les abonnements au magazine Straža [La Garde] que faisaient paraître les marxistes de la Serbie de l’époque, ce qui lui a valu d’être démis de ses fonctions et même déporté à Čongrad, alors une sorte de Sibérie pour fonctionnaires. C’est là que je suis né.   

Ma mère, Marina, avait, étant jeune, son siège au premier rang quand une troupe de théâtre se produisait au « Trubač » – Trompettiste – de Pančevo, car son père était une sorte de censeur. Elle connaissait une kyrielle de pièces et de poésies. Elle aimait à me parler du théâtre, à me murmurer des vers…  

Mon maître, Dušan Berić, était un homme d’exception. À la communauté ecclésiastique de Temišvar, il était le chef de l’opposition et, aussi, un grand spécialiste de la question de nos droits, les Serbes. J’ai habité un temps chez lui ; le soir, il nous rassemblait, nous, les enfants, et nous faisait la lecture. Il nous lisait Hugo, Mérimée. De toutes mes connaissances, me semble-t-il, personne ne possédait un savoir aussi étendu en matière de littérature. C’était également un merveilleux acteur. Quand il nous racontait Jean Valjean, il jouait quasiment devant nous. Il embrasait nos jeunes cœurs et esprits d’un feu étrange. Il m’encourageait : « Miloš, Miloš ! me disait-il. J’aurais dû être quelqu’un d’autre, la misère m’a étouffé. Ne baisse pas les bras, travaille, apprends, écris ! » Son souvenir m’est surtout revenu en mémoire quand, en 1912, dans Bosanka vila – La Fée bosniaque ‒, j’ai publié mon premier poème.   

Un écrivain se doit de voyager, de beaucoup voir, de vivre quantité d’expériences. J’ai vécu à Rome, Paris, Berlin, Vienne, et un quart de siècle à Londres. Forte est l’influence qu’exercent les grandes villes et tout ce qu’infailliblement, elles apportent. Par exemple, la Temišvar de ma jeunesse : Dušan Berić, mon maître, les frères piaristes chez qui j’ai étudié par la suite, le magazine Juventus qu’ils imprimaient en latin et auquel j’ai envoyé un texte sur l’assassinat de César et quelques vers en strophes alcaïques, le théâtre en hongrois placé sous l’égide de Henri Berstein, et en serbe sous celle de l’Impératrice des Balkans de Nikola Ier. Mon père m’attendait, dehors, sous la neige, et en me ramenant chez nous, ordinairement il m’interrogeait sur le théâtre. Quand on l’a élu président de la Communauté ecclésiastique  orthodoxe de Temišvar, il m’a donné le discours qu’il devait prononcer, et je l’ai entièrement remanié. Il devait ensuite confier à ma mère : Mića [Miloš] écrit mieux que moi…   

Vinrent ensuite Rijeka et Kantrida ; le théâtre où j’ai fait la connaissance de toute une série de Giulia, Ada, Maria, où j’ai joué avec elles au « fioretto », j’allais à Trieste et à Venise. Je me suis alors pris d’amour pour la mer et, tout comme Rastko [Petrović], Saša [Aleksandar] Deroko, Mima [Milan] Dedinac, je lui suis resté fidèle. Puis ce fut Vienne et les rencontres à l’université, puis Zagreb où j’ai croisé bien d’autres gens. Tout cela laisse quelques traces…   

À dire vrai, je pense que je n’ai reçu l’influence de personne en particulier. Mais, assurément, celle de tous les auteurs que j’ai lus. Staša [Stanislav] Vinaver et quelques-uns de mes autres critiques ont écrit jadis, que dès mes séjours à Vienne, j’étais tombé sous l’influence de Hugo von Hofmannstahl, de Mombert, et de Dieu sait qui encore… Je n’en savais rien. A l’époque, le nombre d’écrivains et de livres publiés étant limité, un auteur pouvait subodorer qui – si tel était le cas – avait eu une influence sur son travail. Et de quelle manière celle-ci s’était exercée. De nos jours, quand un auteur moyen lit des milliers de livres et connaît des centaines d’écrivains – en personne, même, pour certains – il lui est malaisé d’affirmer qui l’a réellement influencé. À l’été 1912, par exemple, avant mon départ de Temišvar, j’avais écrit un drame en vers intitulé Prokleti knez [Le Prince maudit] et je l’ai envoyé au Théâtre national de Belgrade. Quelques mois plus tard, j’ai reçu une réponse absconse mais sans qu’on me restitue la pièce. Je l’avais écrite sous l’influence de Maeterlinck et de Rostand, des écrivains que je lisais alors et vers lesquels, ultérieurement, je ne suis revenu que rarement.   

Je déteste ceux qui, après le décès d’un écrivain, en charognards et le plus souvent de manière superficielle et non documentée, « enquête » sur qui l’a influencé, comment, et à quel point. Et je n’aime pas non plus ce que les écrivains eux-mêmes se prennent à imaginer. Je n’abuserai pas mes amis, mes lecteurs en révélant quels auteurs j’ai lu le plus volontiers, quelles littératures j’ai le mieux et le plus profondément étudiées. Je peux parfaitement le dire. Et cela a indubitablement exercé une influence inconsciente sur mon œuvre de création.   

J’ai lu toute ma vie. Je pense lire le latin sans problèmes ; enfant, j’ai appris le grec, très tôt le hongrois, puis l’allemand, l’italien, le français, ensuite l’anglais, et, plus tard l’espagnol et le portugais. Nettement plus tard j’ai appris le russe, que je lis très bien mais ne parle pas. J’ai ainsi pu lire dans l’original les écrivains que j’aimais.   

Dans ma jeunesse, ce sont les auteurs de l’Antiquité, les poètes latins et grecs, que j’ai le plus lus, pour la simple et bonne raison que j’ai été éduqué au monastère des frères piaristes qui étaient de grands connaisseurs de la littérature antique. Nullement obscurantistes, ils étaient francs-maçons, clients des maisons closes, jouisseurs, mais aussi, et avant toute chose, des hommes de grande culture. Si le latin et le grec étaient pour eux des langues vivantes, vivants ne l’étaient pas moins le théâtre et la littérature antiques. Mon vieux professeur Olejković exigeait que nous connaissions, outre Eschyle, Sophocle, et Euripide, la structure de la scène antique, et ce, en détail encore ! Mon amour pour les poètes antiques s’est renforcé à Vienne où, des années durant, j’ai été spectateur du Burgtheater. Que l’on donne Antigone quelque part, et si j’en ai la possibilité, aujourd’hui encore j’assisterai à la représentation, fût-ce pour la centième fois. En création poétique, il n’est pas de base plus solide que le théâtre et la poésie antiques.   

Pour ce qui est des lyriques, j’ai lu pour la première fois à Vienne Camoens en traduction. Dans ma vie, jamais personne ne m’a autant transporté ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai passé trois mois au Portugal et j’ai lu Camoens aussi dans l’original. Ce poète lyrique, ce Portugais, qui a vécu il y a quatre siècles, est à mon sens l’un des plus grands du monde…   

Il faut absolument lire un poète dans l’original. Et dans la mesure où la chose relève plus ou moins de l’impossible, les poètes restent en règle générale inconnus. Rares sont les lecteurs capables de lire les grands poètes dans leur langue maternelle. Góngora, Machado, Neruda, voire Maïakovski et Ungaretti – ce sont ceux que j’aimais plus que les autres. Que j’aimais, dis-je. Car quand je suis venu à Belgrade pour la première fois en 1920, j’ai mentionné le poète anglais que je préfère aujourd’hui, John Donne. Et une dame, professeur de littérature anglaise, m’a demandé, surprise qu’elle était : « Grand Dieu, Crnjanski, qui est-ce donc ?! » Enfant, j’ai composé mes premiers poèmes à Temišvar sous l’influence des grands poètes et de notre poésie patriotique. Il s’agissait là, pour la plupart, d’imitations inconscientes… Par la suite, mes amis et moi avons accueilli avec un grand enthousiasme l’Anthologie[3] de Bogdan Popović. Dans ce livre, je retiens le poème de [Laza] Kostić « Spomen na Ruvarca » [En mémoire de Ruvarac] que je tiens aujourd’hui encore pour le plus beau poème du XIXe siècle et de toutes les littératures européennes. Du Srpski književni glasnik – Le Messager littéraire serbe ‒ qui nous arrivait régulièrement aussi à Temišvar, je ne me souviens de cette époque lointaine que de deux poètes : Mirko Korolija, un poète chaleureux qui bruissait ainsi que bruit l’Adriatique, et [Dimitrije] Mitrinović qui pensait en vers…   

S’agissant du roman, je ne commettrai certes pas d’erreur en soulignant l’influence des écrivains russes, des romanciers russes. Je n’avais que 13 ans quand j’ai lu Guerre et paix trois fois d’affilée. J’étais cloué au lit par la scarlatine, mais je lisais, jour et nuit, sans qu’on puisse me retirer le livre des mains. Je sais que ma mère disait qu’à lire autant, je risquais de devenir aveugle. J’étais en proie à une double fièvre ‒ causée par la lecture et par la maladie… Tourgueniev demeure pour moi le plus grand artiste dans l’écriture romanesque. J’ai beaucoup aimé Les Récits d’un chasseur. J’ai lu également Roudine, que je relis toujours, encore et encore. Fumée est, à mes yeux, l’un de ces romans écrits de main de maître, un livre inoubliable pour sa description des gens et de l’emprise que les idées exercent sur eux. Ah, la manière dont il a peint le personnage d’Irène, la femme qui se transforme. Je n’ai trouvé ça nulle part ailleurs.  

Pendant la Première Guerre mondiale, au front, j’avais dans ma poche les notes de Dostoïevski sur le bagne en Sibérie. Si j’avais dû trouver la mort, c’est avec ce livre sur la poitrine que j’aurais rendu l’âme. Les romanciers russes sont plus grands que tous les autres, et de loin. Et ces livres ont dû, sans aucun doute, imprimer leur trace en moi…

Traduit du serbe par Alain Cappon

 

*Titre original : « Svi pisci koje sam čitao ». In Miloš Crnjanski, Ispunio sam svoju sudbinu [J’ai accompli mon destin]. Sous la direction de Zoran Avramović ; postface de Nikola Milošević. Belgrade, BIGZ - Srpska književna zadruga - Narodna knjiga, 1991, p. 270-274.

 


NOTES

[1] Temişoara, ville de l’actuelle Roumanie. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] A l’époque décrite par Crnjanski, la Voïvodine faisait partie de l’Autriche-Hongrie et les Serbes installés dans cette région jouissaient de « droits spéciaux » qui leur avaient été accordés par Vienne.

[3] Antologija novije srpske lirike [Anthologie de la poésie serbe moderne], publié à Belgrade en 1911, qui exerça une influence importante sur l’évolution de la poésie serbe de l’époque.

Date de publication : janvier 2014

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