Ana Marković-Šargić

LE  PROCÉDÉ  DE  MYTHOLOGISATION 
CHEZ  SLOBODAN 
DŽUNIĆ



Dzunic-portrait
Slobodan Džunić
(1921-1998)

Quand il s’agit de situer Džunić parmi ses contemporains, on peut dire que son œuvre, excepté les deux premiers recueils de nouvelles, est restée à l’écart des courants littéraires dominants entre 1950 et 1990, période qui correspond à sa vie littéraire active. Dans la critique littéraire serbe il existait des tentatives pour rattacher l’œuvre de Slobodan Džunić à la création d’un certain nombre d’écrivains de la littérature « moderne », notamment à celle de Bora Stanković, Rastko Petrović et Momčilo Nastasijević, mais ces liens, ni l’impact desdits écrivains sur sa prose, ne furent examinés de manière approfondie. La méthode comparative permet de constater les ressemblances entre certains éléments et procédés chez ces auteurs, mais il ne saurait être question d’impacts directs ni de similitudes fondamentales, car aucun fil littéraire unique ne les relie.          

Borisav Stanković et Slobodan Džunić

Si nous nous cherchons à élucider la nature de cette relation, nous verrons que les ressemblances entre Stanković et Džunić participent du niveau thématique – attachement au pays natal et représentation d’un « monde restreint à la lisière de la civilisation » – ainsi que des spécificités stylistiques et langagières de leurs ouvrages. Vu leur parenté topographique (sud et sud-est de la Serbie) et la présence forte du lexique local, de formes dialectales de mots, de nombreux provincialismes, barbarismes et archaïsmes, la critique littéraire les a souvent qualifiés d’écrivains régionalistes. 

Chez les deux auteurs prédomine en effet la couleur locale, qu’il s’agisse de la description du milieu, de l’ambiance ou des personnages. L’un et l’autre dépeignent une humanité à un stade peu avancé de la civilisation, profondément enracinée dans les coutumes et les croyances archaïques : des êtres encore inséparables de leur collectivité, se pliant à l’observation de l’ordre patriarcal de la société et ses implacables règles de conduite.     

Cependant, Bora Stanković utilise principalement « la scène patriarcale » et son  ambiance folklorique pour exprimer le conflit dramatique entre, d’un côté, les désirs secrets ou ensevelis de l’individu, et de l’autre, les lois muettes du droit coutumier, observées par leur collectivité. Slobodan Džunić, en revanche, la voit comme une ambiance propice à faire apparaître les forces archaïques et mythiques qui gisent en l’humain, et que l’auteur rend vivantes et agissantes avec une véracité presque ethnographique. En d’autres termes, Bora Stanković se sert de cette scène pour y représenter un psychodrame et un sociodrame, alors que pour Džunić elle devient un espace où il esquisse des figures archétypes dont la fonction est d’animer l’éternel « drame idéel » du combat entre le bien et le mal. L’idée de la nature pécheresse de l’être humain chez qui le mal serait profondément enraciné et coriace, lui permet par ailleurs de réfléchir sur son origine et sur la possibilité de le vaincre.   

Les différences entre les deux écrivains sont également observables dans leurs procédés narratifs respectifs. Dans la création littéraire de Bora Stanković prédomine en effet la manière réaliste qui implique le recours à la motivation réaliste dans la narration, avec l’accent mis sur la motivation psychologique et sociale des personnages. Utilisé dans l’évocation du milieu et de l’ambiance (où le réalisme frise le naturalisme), ce procédé est notamment sensible dans la description de l’intérieur, des habits et costumes, mais aussi des sentiments des personnages. En outre, alors que dans la construction des personnages dont il peuple ses romans Bora Stanković tend à pénétrer leur psyché, à transposer au niveau textuel les sentiments et les réflexions de ses héros, la motivation psychologique des personnages qui peuplent l’univers de Džunić (excepté quelques nouvelles de sa première période, telles Murs [Zidovi], Cristal [Biljur]) ne se perçoit qu’à travers leurs actes, l’auteur optant pour la perspective du narrateur invisible, pour la narration qui « enserre seulement ce qu’on peut observer de l’extérieur, à l’instar de l’objectif d’une caméra mobile[1]».  

Par ailleurs, comme on l’a déjà remarqué, chez Slobodan Džunić la motivation réaliste et la motivation irréaliste, fantastique, s’entremêlent souvent, l’auteur écartant les lois naturelles qui reposent sur les relations cause – conséquence pour faire appel à un « déterminisme anti-causal[2]» dans l’enchaînement des événements.  

Une ambiance folklorique conditionnée par « le traditionalisme de la morale patriarcale, la nostalgie du pays natal et le régionalisme balkanique[3] », détermine de façon différente les œuvres de Bora Stanković et de Slobodan Džunić, si bien que nous pouvons désigner Stanković comme réaliste folklorique[4] et Džunić comme représentant du fantastique folklorique.

       Momčilo Nastasijević, Rastko Petrović et Slobodan Džunić

Les ressemblances entre la prose de Džunić et certains ouvrages de Rastko Petrović et de Momčilo Nastasijević (Le Burlesque du seigneur Péroune, dieu de la foudre [Burleska gospodina Peruna boga groma], « récits vieux-slaves» ou recueils de nouvelles Du vilayet ténébreux [Iz tamnog vilajeta], La chronique de ma ville [Hronika moje varoši]), se perçoivent notamment dans un effort pour réveiller ces éléments de l’expérience humaine qui gisent au plus profond des strates archaïques du vécu et de la pensée, et de les transformer en actants littéraires. Tous les trois aspirent à percer à jour les « potentiels archétypes de la pensée, à créer une forme singulière de la modernité susceptible d’évoquer l’esprit originel » : ils tentent tous de remonter, par le biais de la langue, à un vécu plongé dans la nuit des temps », jusqu’à « l’aube de l’humanité [5]». C’est ce qui explique la  mythopoétisation de la réalité dans leur prose et l’intégration de la conscience mythique au tissu narratif.    

Ce qui paraît également apparenter ces trois auteurs, c’est l’ambition de revivifier « la force organique de la narration orale populaire en lui donnant un nouvel encodage textuel et moderniste[6] » : ils utilisent la technique de la narration orale, soit en incorporant directement des fragments de chants populaires dans le texte narratif (Slobodan Džunić), soit en évoquant un passé reculé dans l’histoire des Slaves (Rastko Petrović), soit en insérant le lexique populaire et les clichés syntaxiques pris dans la tradition orale (Momčilo Nastasijević). Mais tous trois recourent, à des degrés divers, au matériau pris dans le folklore et les croyances populaires serbes ; quant à Rastko Petrović, il puise également dans la mythologie slave. 

Néanmoins, ils diffèrent considérablement sur le plan du procédé narratif et de la mise en forme de la réalité mythopoïétique, ainsi que dans la manière dont ils recréent une pensée mythique, autrement dit dans leur façon de transposer les modèles narratifs originels (pris dans les mythes, légendes et contes de fée). Bien que Mihajlo Pantić considère que certaines nouvelles de Slobodan Džunić (Le serpent de Vrtop [Vrtopski smuk], Le sorbier [Oskoruša]) descendent poétiquement des nouvelles du recueil Du vilayet ténébreux[7] [Iz tamnog vilajeta], et que par ailleurs la « poétisation de la pensée mythique » et le « traitement mythopoïétique de la langue inhérent à la tradition orale ethnologique[8] » permettent d’apparenter typologiquement Nastasijević et Petrović, on ne peut en conclure ni une similitude programmatique ni l’existence d’une poétique qui leur serait commune. Une analyse comparative de leurs œuvres nécessiterait une perspective beaucoup plus large et risquerait de nous éloigner de notre sujet ; nos visées analytiques resteront ici limitées à cette partie de leur création qui se rapporte à « la reconstitution mythique de ce qui remonte à la nuit des temps, de ce qui relève de l’archaïque et de l’archétype [9]».

Enfin, bien que la technique de la mythopoétisation de la réalité constitue la dominante de certains ouvrages de Nastasijević, Petrović et Džunić (Du vilayet ténébreux, Le burlesque du seigneur Péroune, dieu de la foudre, L’ermite et la sonnaille [Pustinjak i medenica], Le serpent de Vrtop, Le sorbier, L’Hydromel [Medovina], Vassiliane [Vasilijana], Les vents de la Vieille montagne [Vetrovi Stare planine]), ces auteurs ne donnent pas la primauté aux mêmes niveaux structurels dans la recréation de la réalité et de la pensée mythique. Ainsi chez Nastasijević « l’invocation pan mythique » se voit réalisée essentiellement dans la sphère de la langue, chez Petrović sur le plan de thèmes, motifs et descriptions, chez Džunić au niveau de la technique de la composition.

C’est la puissance sonore, musicale, de la langue dont use en effet Momčilo Nastasijević pour « recréer un état vaguement pressenti et fuyant de la conscience mythique [10]», mais aussi pour transformer « la fonction magique de la langue » – dans le sillon de symbolistes et en accord avec les expériences de la pensée mythique –, en une expression adéquate au sentiment du monde, qui caractérise la mentalité magique.    

L’univers mis en scène dans Le burlesque du seigneur Péroune, dieu de la foudre et dans certains Récits vieux-slaves permet à Rastko Petrović de ressusciter les dieux païens du panthéon slave inachevé, ainsi qu’une humanité « sauvage » avec sa vie tribale : il recrée, au fil de longs passages descriptifs, l’atmosphère et l’ambiance du lointain passé des Serbes au croisement du paganisme et de la christianisation. Avec maints détails et soucieux de rendre une image fidèle de la réalité, Petrović décrit, d’une manière presque naturaliste, cette époque reculée de l’histoire slave qui garde encore des liens vivants avec le temps présent (L’ermite et la sonnaille [Pustinjak i medenica]). Ce qui implique, d’un côté le recours à une pantemporalité mythique, et de l’autre la reconstitution presque ethnographique d’une période de l’histoire serbe où le polythéisme, l’anthropomorphisme des dieux, le mode de vie panthéiste et la croyance aux miracles déterminaient les actes et le mode de pensée des humains.    

Džunić, lui, élabore la technique de composition de ses romans en partant de mythes, légendes, croyances et coutumes qu’il prend tantôt intégralement, tantôt  fragmentairement, sous leur forme originelle ou modifiée, pour les transformer en éléments structurels de la narration : les éléments participant du contenu deviennent chez lui les éléments constructeurs de la forme romanesque et agissent ainsi sur une singulière organisation intérieure qui repose largement sur le modèle de la structuration mythique du récit. 

*        *       *

Ces deux tentatives visant à contextualiser l’œuvre de Džunić corroborent l’opinion de la critique, qui le considère comme un auteur à part, singulier, et sans filiation. En effet, il apparaît que cet écrivain qui construit ses nouvelles et romans en se fondant sur le fantastique folklorique et le modèle narratif du conte de fées, qui recourt à la mythopoïétisation dans la transposition de la réalité, n’a dans la littérature serbe ni précurseur ni successeur. Sa singularité, sa marque distinctive par rapport à d’autres écrivains, se manifeste dans la façon dont il use de modèles folkloriques et fantastiques pour structurer son œuvre, mais aussi dans le procédé de mythologisation, dans la transposition et le remaniement des modèles et des figures mythiques. C’est ainsi que Slobodan Džunić crée un univers littéraire unique, un microcosme imaginaire situé au plan temporel hors de l’Histoire et, au plan spatial, « derrière le côté du Soleil ». « La structure de ce monde est saisissable seulement pour qui se situe dedans et part de ses rapports intérieurs et de ses mécanismes fantastiques ; nullement en partant d’une expérience acquise ‘du côté du Soleil’[11]». Et dans l’empreinte toponymique d’une contrée au pied de la Vieille montagne, il ne faut pas voir une représentation fidèle du sud-est de la Serbie, mais une scène archaïque qui, pour avoir été désertée dans un passé lointain, n’en garde pas moins sa scénographie et ses accessoires anciens, une scène sur laquelle les fantômes d’acteurs jouent encore et transmettent récits, expériences et vérités séculaires sur les ailes du mythe et de l’archétype.

Extrait de : Ana Marković-Šargić, Mit u romanu. Postupak mitologizacije Slobodana Džunića [Le mythe dans le roman. Le procédé de mythologisation chez Slobodan Džunić], Belgrade, Albatros Plus, 2011, p. 16-21.



NOTES

[1] Rečnik književnih termina [Dictionnaire de termes littéraires], Beograd, Nolit, 1992, p. 649.

[2] « Antikauzalna uzročnost », expression utilisée par Olga Freidenberg.

[3] Predrag Palavestra, Istorija moderne srpske književnosti [Histoire de la littérature moderne serbe], Beograd, SKZ, 1986, p. 413.

[4] Ibid.

[5] Mihajlo Pantić, Modernističko pripovedanje [Narration moderniste], Beograd ZUNS, 1999, p. 276.

[6] Ibid., p. 278.

[7] Ibid., p. 316.

[8] Ibid., p. 317.

[9] Ibid., p. 316.

[10] Mihajlo Pantić, op. cit., p. 314.

[11] Pavle Zorić, « Pripovedački ‘prasvet’ Slobodana Džunića » dans Slobodan Džunić, Izabrane pripovetke, Beograd, SKZ, 1986, p. XII.

 

> Les résonances rabelaisiennes dans la littérature serbe

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Date de publication : novembre 2014

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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