DIX LEÇONS DE DOBRICA ĆOSIĆ



Ce texte est extrait d’une interview que l’auteur du Temps de la mort et du Temps du mal a donné en avril 2014, peu avant sa disparition, à deux journalistes de l’hebdomadaire belgradois Nedeljnik, Veljko Lalić et Marko Prelević.



Cosic 2012
Dobrica Ćosić
(1921-2014)

 Leçon 1

Le salut cherché en Albanie n’en fut pas vraiment un

L’issue de la Première Guerre mondiale est également à mes yeux une défaite [serbe] majeure car cette guerre a marqué notre ruine biologique. Si une guerre entraîne la disparition de 60 % des hommes, ce qui fut notre cas, si un pays est autant livré à la destruction et au pillage que le fut la Serbie, alors on ne saurait célébrer cette guerre – ainsi qu’on le fait aujourd’hui – comme victoire uniquement.[1] Elle fut le théâtre, naturellement, de quantité d’actes d’héroïsme et d’incommensurables sacrifices qui sont entrés dans le corpus de la pensée et de la fierté de notre nation. L’héroïsme, les souffrances, la solidarité nationale, la solidarité entre les hommes y dépassèrent l’entendement… Nous sommes aujourd’hui dans un état dépressif grave et, par-là même, tout événement qui reflète la bravoure, l’honneur, est pour nous d’une grande signification… Et pourtant… La retraite en Albanie est une manœuvre que je tiens pour tragique.[2] Sur ce point, je partage la thèse que défendait Mišić[3] : plutôt que faire retraite à travers l’Albanie, mener une contre-offensive efficace contre les Autrichiens. Je ne saurais dire quelle aurait été l’issue des événements si le haut-commandement s’était rangé à l’avis de Mišić mais, à l’époque, en tant qu’écrivain, j’étais de tout cœur de son côté. Le salut cherché en Albanie n’en fut pas vraiment un.

Leçon 2

Il n’y a plus de guerre à mener pour les Serbes

Mon message s’exprime comme suit : il n’y a plus de guerre à mener pour les Serbes. Nous ne devons surtout plus entrer en guerre. Nous n’en avons pas le potentiel biologique et, encore moins, patriotique. J’en suis convaincu, la paix est la seule et unique condition de notre survie. Il faut faire des compromis et, si besoin est, renoncer à nos principes afin de préserver la paix.

Leçon 3

Notre seul allié véritable aujourd’hui est peut-être Poutine

Notre seul allié véritable aujourd’hui est peut-être Poutine. Et ce, uniquement tant que Poutine sera poutinien. Je ne vois personne d’autre. Mme Merkel fait montre d’agressivité, elle n’agit pas du seul point de vue de la politique mais aussi, me semble-t-il, avec une passion revancharde.

Leçon 4

Ne pas gâcher une once de force pour le Kosovo

Je recommande à votre génération de ne pas gaspiller vos forces pour le Kosovo car l’histoire a résolu cette question hors de notre présence. Pour ma part, la question du Kosovo est réglée. Nous l’avons perdu sur le plan politique lors de la guerre de 1999, et il est inutile désormais de gâcher une once de force à ce propos. Ce qui signifie que le Kosovo, province méridionale de la Serbie, n’est plus. Dans cette guerre contre les Albanais, nous avons perdu le Kosovo. À tout jamais ? Impossible d’en juger aujourd’hui car nul ne sait comment l’histoire des Balkans et de l’Europe pourra se raconter dans les siècles à venir. Ou dans le courant du siècle prochain.

Leçon 5

L’assassinat de Ðinđić, un événement funeste pour la Serbie

Le départ et l’assassinat de Ðinđić[4] m’ont profondément attristé. Je pense que ce fut un événement réellement funeste pour la Serbie. Nous n’avons en politique personne d’aussi capable, d’aussi intelligent, d’aussi cultivé, d’aussi valeureux que ce merveilleux homme qu’était Zoran Ðinđić. À tous égards, c’était un homme politique d’une grande témérité et clairvoyance.

 Leçon 6

Milošević est le politicien de notre débâcle nationale

[Slobodan] Milošević n’avait aucune aptitude sérieuse pour résoudre la question nationale. En premier lieu, il était communiste, et en second, titiste. Au final, le jugement qu’il portait sur la situation en Europe était d’une grande irréalité. Lui faisaient défaut la faculté et la volonté de se pencher sur la constellation européenne. Il a commis d’énormes bévues. Il a infléchi notre politique extérieure de manière totalement erronée. Il est le politicien qui porte la responsabilité de notre débâcle nationale.

[En ce qui concerne sa mort], je pense finalement qu’il a été assassiné[5]. Sa vie aura été tragique et, tragique, sa politique l’aura été également. Je l’ai combattu, nous étions totalement différents en politique, mais, aujourd’hui, quand j’y repense, il me semble que cet homme aura été la victime de notre histoire. Je ne sais qui, à l’époque et à sa place, s’en serait mieux sorti.

Leçon 7

L’opposition démocratique s’est reniée

J’étais pratiquement le chef de l’opposition en Serbie vu tout le temps que j’ai passé dans l’opposition : dissident, partisan de Milovan Ðilas[6]… Et je me suis trouvé dans l’impossibilité, l’heure venue, de refuser d’assumer mes responsabilités pour la préservation du peuple, de m’en dire incapable ou pas disposé. Il me fallait tout bonnement accepter cette charge pourtant totalement contraire à moi en tant qu’écrivain, même si elle heurtait mes sentiments et mon ambition. Après son accession au pouvoir en 2000, l’opposition démocratique a balayé dix années d’une lutte virulente menée en Serbie par une opposition qui n’était pas « de salon » et à qui il fallait beaucoup de témérité. Quant à ses protagonistes et à l’action qui fut la sienne, il incombe à la science historique de porter une appréciation objective et empreinte de véridicité.

Leçon 8

Le monopartisme va coûter cher à ce pays

Vous êtes une génération d’opportunistes, et le pouvoir monolithique va coûter cher à ce pays. Surtout parce qu’il a pour dirigeant quelqu’un qui s’identifie à l’État[7]. C’est une attitude propre au Parti communiste. Je crains que vous ne vous égariez dans cet opportunisme et ne placiez le pays dans une situation plus difficile encore. Face à ce pouvoir, une opposition forte doit se constituer afin de mener une action meilleure.

Leçon 9

Vous expiez la politique de votre père et de la mienne

Vous ne disposez pas de deux vies, la vie vous appartient maintenant, et si vous ne vous réalisez pas, vous êtes perdu. Êtes-vous réellement voué à vivre dans un pays où il n’y a pas de travail, la seule compensation offerte à votre génération pour échapper à cette misère est-elle de prendre le chemin de l’étranger ? C’est là une peine effroyable infligée à une génération. Vous ne portez pas la responsabilité de la politique menée par votre grand-père, par votre père, et par moi. C’est injustement que vous expiez.

Leçon 10

Je ne vois pas la Serbie dans l’U.E.

Je ne vois pas la Serbie dans l’U.E. J’attends de la part de l’U.E. plus de compréhension à l’égard de la Serbie, mais elle ne fait qu’envoyer ultimatum sur ultimatum. La diplomatie de l’U.E. envers la Serbie n’est qu’une diplomatie du chantage qui offense notre pays et montre combien les dirigeants de l’U.E. ont la mémoire courte. Car se pose là la question des Balkans, et la Serbie est la force centrale des Balkans. En décidant de créer une grande Albanie au cœur de l’Europe, l’Union Européenne joue contre elle-même.



NOTES

[1] Durant quatre années de la Grande Guerre, la Serbie –  qui avait compté 2 900 000 habitants en 1912 (à la veille des guerres balkaniques) – a perdu environ 1 245 000 de ses habitants : 400 000 soldats et 845 000 civils ! Le nombre d’invalides de guerre a dépassé 100 000 et un demi-million d’enfants sont devenus orphelins ; l’ampleur du désastre apparait encore plus clairement si l’on prend en compte le fait, évoqué par Ćosić, que la Serbie a perdu plus de la moitié de la population masculine en âge de travailler. Voir à ce sujet : Dušan T. Bataković (dir), Histoire du peuple serbe, Lausanne, L’Age d’Homme, 2006 p. 264. Toutes les notes sont rédigées par le traducteur et les rédacteurs de Serbica.]

[2] Le bilan final de la retraite à travers l’Albanie durant l’hiver 1915/1916, restée dans la mémoire collective sous le nom du « Golgotha albanais », s’élève au total à 243 877 victimes.  Ce sont les chiffres officiels de l’armée serbe qu’au terme de recherches militaires un général serbe a rapportés, le 22 décembre 1917, au Premier Ministre de l’époque, Nikola Pašić : ils couvrent très précisément la période novembre 1915 – avril 1916 et englobent les soldats et civils morts de faim et d’épuisement, tués par les Albanais, ainsi que ceux emprisonnés ou portés disparus. Voir : M. Vojvodić et D. Živojinović (ed.), Veliki rat Srbije [La Grande Guerre de la Serbie], Belgrade, SKZ, 1968.

[3] Il s’agit du maréchal Živojin Mišić (1855-1921), l’un des grands chefs militaires serbes qui s’est dinstingué en particulier lors de la bataille de Kolubara en novembre 1914. Ce maréchal fait partie des personnages principaux du Temps de la mort, roman de Dobrica Ćosić consacré à la Grande Guerre.

[4] Zoran Ðinđić  (1952-2003), philosophe et homme politique, Premier ministre de la République de Serbie de 2001 à 2003, fut  assassiné à Belgrade le 12 mars 2003.

[5] Accusé par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide, Slobodan Milošević est mort en prison le 11 mars 2006 à Scheveningen, Pays-Bas, pendant la cinquième année de son procès. Sa mort inattendue a suscité en Serbie des soupçons, partagés par Ćosić, quant aux véritables causes du décès prématuré de  Milošević.

[6] Milovan Ðilas (1911-1995),  homme politique yougoslave et célébre dissident. Dans un premier temps très proche collaborateur de Tito, il devint progressivement l’un des critiques les plus virulents du système communiste yougoslave. Sa dissidence lui valut plusieurs peines de prison en Yougoslavie titiste.

[7] Allusion au Premier ministre actuel, Aleksandar Vučić.

 

Traduit du serbe par Alain Cappon


„Deset lekcija Dobrice Ćosića“,
in Nedeljnik, Belgrade, le 22 mai 2014, p. 32-33.

> Georges Nivat : Eloge de Dobritsa Tchossitch

Les résonances rabelaisiennes dans la littérature serbe  - See more at: http://serbica.u-bordeaux3.fr/index.php/component/content/article/161-recherches/colloque/520-colloque-dzunic?highlight=WyJkXHUwMTdldW5pXHUwMTA3Il0=#sthash.tXHDU791.dpuf

Date de publication : novembre 2014

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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