Đorđije Vuković

L’ÉTOUFFEMENT DES PLAINTES




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Accès à la goutte et à la graine
Miroslav Josić Višnjić

Jusqu’à présent, et à plusieurs reprises, j’ai évoqué la prose de Miroslav Josić Višnjić. Si ma mémoire ne me trahit pas, j’ai toujours commencé mon propos de manière identique, avec le désir de restituer les impressions que j’avais éprouvées à la lecture de Lepa Jelena [La Belle Hélène], l’une des premières nouvelles de Josić Višnjić qui devait ensuite être incluse dans le recueil éponyme.

Pour définir ces impressions et la voix véritable de Josić Višnjić, je recourais au concept de prose lyrique en précisant que chez nous en Serbie, épique renvoie en quelque sorte à Homère ou à Filip Visnjić, et lyrique (en prose) à Crnjanski et Josić Višnjić. Il est possible de tenir pour traits marquants de la prose lyrique le ton et le rythme des phrases, les descriptions de paysages et de choses, les récits fragmentaires, voire les états d’esprit que tout cela suscite en nous. Les nouvelles et romans de Josić Višnjić, davantage que d’autres œuvres publiées en Serbie ces derniers temps, présentent ces caractéristiques. Mais l’auteur a entrelacé sa soie lyrique de thèmes politiques et d’allusions aux conditions de l’après-guerre. Il apparaît maintenant à l’évidence que le titisme était l’une de ses cibles principales et qu’il n’a pu réfréner le désir de tirer sur le monstre appelé Josip Broz dont les crimes ne sont pas encore entièrement mis au jour mais que lui avait subodorés de bonne heure, ce qui explique pourquoi il s’est tant occupé de ce monstre en attribuant au mot Broz une connotation négative dont, j’espère, il ne se défera jamais.

Dans le roman Pristup u svetlost [Accès à la lumière], et par le biais d’allusions, Broz est dépeint davantage comme un personnage d’opérette – c’est au demeurant l’impression qu’il dégageait –, mais est également mis en butte la nature réelle de Broz, ce qui, au fil du temps, allait de plus en plus apparaître au grand jour.

Le magazine Književnost [La Littérature] qui publia le roman sous forme de feuilleton fut, pour cette raison, l’objet d’attaques et d’une interdiction, et le rédacteur en chef, Zoran Mišić, y laissa la vie.

Le dernier roman de Miroslav Josić Višić se consacre au titisme en tant que système sous lequel chacun pouvait être exposé à la violence, humilié, brisé. Pristup u kap i seme [Accès à la goutte et à la graine] s’inscrit dans les récits sur les camps qui, sans conteste, marquent toute la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, principalement en Russie et dans les autres pays qui ont vu l’échec du socialisme. Ces thèmes revêtent pour nous une importance certaine. En disant cela, je n’ignore naturellement pas que toute recommandation d’un thème, d’un procédé artistique quels qu’ils soient est par principe discutable. « Écrivez de la métaprose » est un conseil tout aussi inopérant que « Écrivez sur les coopératives de travail paysannes ». Il n’en demeure pas moins que certains thèmes ont parfois une signification plus grande ou, à tout le moins, éveillent davantage l’attention que d’autres. Je ne préconise rien mais je présume qu’en Serbie, on se penchera encore sur les camps et que le sujet n’est pas encore épuisé. Car il ne faut pas oublier que de nombreux Serbes, en l’espace de peu de temps, furent envoyés dans deux grands camps, Jasenovac[1]  et Goli otok, ouverts au nom de deux idéologies différentes. À Goli otok, on n’assassinait pas comme à Jasenovac, mais tous deux se portent des ressemblances, entre autres, pour les conséquences qui s’ensuivirent et auxquelles nous serons longtemps encore confrontés.

Miroslav Josić Višnjić avait conscience des difficultés que ce thème présentait pour lui. Voyons de quelle manière il y a fait face.

Les témoignages sur Goli otok regorgent de renseignements sur la cruauté sans bornes des supplices infligés aux détenus. Les bourreaux ne reculaient devant rien, et on pourrait dire que tourmenter physiquement et mentalement des gens humiliés, dépouillés de tout droit, était pour eux une jouissance. Toutes les formes de cette cruauté ne sont pas suffisamment décrites, mais l’image de base du camp et de la nature humaine telle qu’elle s’y dévoile est dans l’ensemble bien connue. Josić Višnjić qui aspirait à une certaine authenticité – à l’instar de Soljenitsyne et de Chalamov –, mais sans avoir fait lui-même l’expérience des tourments concentrationnaires, ne pouvait aisément éviter les redites, reproduire ce que les livres sur Goli otok ou les camps russes avaient déjà décrit.

Josić Višnjić ne s’est pas focalisé sur le lieu de torture et les insupportables souffrances humaines mais, pour reprendre une expression de Spitzer, je dirais qu’il a placé l’étouffoir sur les hurlements de douleur des martyrs et amené ses héros à se remémorer calmement le camp, le travail pénible, la soif, la faim, la maladie, les interrogatoires nuit après nuit, les assassinats perfides, les volées de coups, les lits trempés, la nourriture infecte et les autres épreuves du quotidien, et, par-là même, à s’en tenir aux conditions dont dépendait leur survie. Le détenu est quelqu’un dont les besoins vitaux sont réduits par la force au strict minimum ; ses souffrances sont en premier lieu physiques et l’absorbent les privations dont souffre son corps.

Le livre s’intéresse principalement au camp des femmes et aux détenues, ce qui détermine la façon dont est vue pareille existence. Les châtiments, le refus opposé à la satisfaction des besoins essentiels, l’absence d’eau et de vêtements, affectent autrement les femmes que les hommes, ou, alors, les femmes en parlent différemment.

Les personnages n’évoquent pas uniquement le camp, mais aussi leur vie d’avant et celle d’après. Mais le camp demeure le centre de leur monde. Tous les chemins y conduisent ou en repartent vers les lieux où ils vivaient, comme si les détenus n’y avaient fait qu’un séjour temporaire.

Parmi eux n’existent ni coupables ni innocents. Car la question de leur culpabilité ne se pose pas, nous n’y réfléchissons que rarement tout en sachant immérité le sort qui leur est fait. La situation rappelle la peste qui emporte celui qu’elle vient à frapper. La machine étatique ne se met pas à l’arrêt avant d’avoir le quota de têtes nécessaire à la satisfaction de ses envies. Josić Višnjić ne compose pas une allégorie, il développe les associations que les événements eux-mêmes peuvent susciter.

Comme l’a dit Dragoslav Mihailović, le roman inclut également la courte histoire d’un village, Stapar, qui s’entrelace plus facilement avec les souvenirs et confessions des condamnés. Josić Višnjić est porté à faire de tels mélanges et, d’un bond, à passer d’une histoire dans une autre. Il éprouve une attirance permanente pour les paysages de la Voïvodine, ses jardins et ses granges, et leurs images étincèlent rapidement dans ses descriptions.

Les histoires sur le village et le camp comportent des citations et des paraphrases de documents : les plans cadastraux de Stapar, la généalogie d’une vieille famille de la Bačka, les témoignages sur Goli otok, de très nombreux toponymes, et les données biographiques de gens réels. Des pages entières ne se composent que de listes de noms. Quand bien même incidemment, Josić Višnjić cite des personnages connus et amalgame le réel et le produit de l’imagination, de sorte que nous ne savons pas où s’achève l’un et où débute l’autre, mais, très vite, nous cessons de nous en soucier et croyons que la réalité était bien telle que décrite dans le roman.

Le lecteur en quête seulement de scènes de cruauté à Goli otok sera, sans doute, déçu par le livre. En prenant ses distances avec la brutalité, l’auteur brosse le panorama d’une époque où la violence était pour ainsi dire un phénomène normal. Tout cela se colore d’une complainte douce, parfaitement mesurée, ni trop forte pour nous garder de l’accablement, ni tout à fait apaisée pour nous éviter au final de verser dans l’indifférence.

Goutte et graine présente également des changements dans la manière lyrique dont Josić Višnjić conduit son récit. Les paragraphes sont pour la plupart courts ou condensés en une phrase unique aux airs de verset ou de vers libre. Les moyens stylistiques mis en œuvre sont moins les métaphores et les images que le rythme de la phrase, la sonorité des mots, les répétitions et énumérations qui couvrent plusieurs pages. Il est dit à un endroit : « Pense bien à l’ordre des mots dans la phrase, pense bien à tes enfants ». Le principe rythmique et sonore de la narration peut également attribuer à cette factographie rusée une couleur inattendue et rapprocher ce roman d’un poème en prose.

À sa lecture, nous ne frémirons donc pas d’horreur, nous ne serons donc pas ébranlés par le déchaînement de tourments subis par les détenus, mais, comme dans certains autres livres de Miroslav Josić Višnjić, affligés au plus haut point de ce que la vie est aussi misérable. L’action du roman accentue le côté concret, sensuel de la représentation du monde. Quand il s’y consacre, l’auteur ne trébuche pas sur son matériau mais aborde avec aisance des sujets de toutes sortes, avec habileté il mélange les histoires et y introduit la description de choses et de paysages qui l’attirent et lui insufflent de la force comme la terre la confère à Antée.



[1] Camp de concentration et d’extermination ouvert en Croatie par le régime fasciste au cours de la Seconde Guerre mondiale. (Note du traducteur)


Traduit du serbe par Alain Cappon

In : Književnost, 7-8, Belgrade, juillet-août 1993, p. 776-779.

Date de publication : novembre 2014
 

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Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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