Novica Petković


LE POÈTE DU TERRIBLE SEUIL

 

Ducic portrait 3
Jovan  Dučić

Quelqu'un a déjà dit que Jovan Dučić n'avait pas été seulement poète mais aussi critique. Et un critique exceptionnel. De lui nous restent peut-être les meilleurs essais sur les poètes serbes de l'époque dite moderne, ses contemporains. Il ne s'occupe pas de l'auteur et de sa vie mais uniquement de l'œuvre. Aussi ne parlerons-nous pas non plus, au moment où la dépouille du poète revient enfin dans son Trebinje natal[1], de sa vie mais de son œuvre. De sa poésie principalement. Du reste, sa vie, dont peu de choses nous sont précisément connues, semble être passée toute entière dans sa poésie, les images et la musique de celle-ci. Un peu comme il l'a dit lui-même de ses impressions devant Chéronée, pierreuse et déserte étendue, théâtre de ce qui fut peut-être la bataille la plus sanglante de l'ancienne Hellade. «Nos impressions», dit Dučić, «sont irrésistibles quand elles se vêtent d'images mais, revêtues de sons, elles sont toutes-puissantes. Car, tout est musique et seul ce qui n'est pas musique est mort pour l'éternité.»

 

L'image et la musique ne sont pas seulement deux composantes fondamentales de la poésie mais aussi deux formes à travers lesquelles la poésie nous parle. Aujourd'hui, on dirait qu'elles nous transmettent l'information iconique, différente de la conceptuelle. Il ne s'agit pas d'images ordinaires mais langagières de même que la musique n'est pas la musique ordinaire mais celle qui nous vient de la prosodie de la langue. Et les deux existent davantage pour notre œil et oreille intérieurs que pour les organes extérieurs correspondants. Les historiens de la littérature, qui aiment tout classer, nous rappellent que les Parnassiens, au dix-neuvième siècle déjà, donnaient la priorité aux images, tandis que, avec le symbolisme, c'est la musique qui l'emportera. De la même manière que, nullement par hasard, Dučić a dit que les images étaient irrésistibles pour, ensuite, ajouter que la musique, elle, était toute-puissante. Son évolution a en effet suivi le même cours : du Parnasse vers le symbolisme puis, un peu plus tard, du symbolisme vers ces aspects de la poésie post-symboliste qu'on trouve chez des poètes aussi illustres que Valéry, Rilke et Pasternak. Dučić les rejoint, en particulier dans sa production lyrique tardive. Et nous pouvons avec raison le mesurer à eux.

 

Longtemps, notre critique n'a eu qu'une connaissance partielle de la poésie de Dučić, la découvrant morceau par morceau. Ce n'est que depuis peu qu'elle est en mesure d'en acquérir une vision d'ensemble. Laza Kostić n'est pas le seul poète que nous dûmes découvrir longuement et progressivement. Il en est allé de même pour Dučić. Avec toujours la même émotion devant ce que nous découvrions. Cependant, si on se contente d'un coup d’œil bref et d'un rapide parcours à travers les étapes que sa poésie a traversées, on ne saisira pas l'importance de cette œuvre et la place qu'elle occupe non seulement dans la littérature et son évolution mais, plus généralement, dans la culture dans son ensemble. La culture dont il est question est, bien entendu, la nôtre, dont la littérature fait partie intégrante.

 

Chez nous, cependant, le rapport entre littérature et culture n'a pas été étudié jusqu'à présent, aussi évite-t-on d'en parler, ce qui, dans le cas de Dučić, pose problème pour l'interprétation et le classement de son œuvre datant de la période dite moderne, soit du début du siècle jusqu'à la Première guerre mondiale. Deux aspects ressortent cependant clairement. Nous allons ici en dire quelques mots.

 

La première évidence est qu'entre littérature et culture l'intermédiaire est la langue. Cette médiation de la langue est particulièrement importante en poésie. En second lieu, un philologue attentif ne pouvait manquer de voir que, au passage du dix-neuvième au vingtième siècle, la langue serbe n'a cessé de changer, de se perfectionner, de sorte que nous nous sommes trouvés en possession, après la langue de Vuk Karadžić, d'une langue littéraire nouvelle, véritablement moderne. Simultanément est né le vers moderne – et avec lui la poésie – radicalement différent de celui de la poésie orale introduit par la réforme de Vuk. Jovan Dučić a joué dans cette évolution un rôle plus grand que celui qui lui est habituellement reconnu. Pour la poésie, ce rôle fut même déterminant. Mais, il n'est pas facile de montrer que, à part être simultanées, les transformations du vers et de la poésie sont organiquement liées à celles de la langue. Il y faudrait de vastes études, pointues et lassantes. Aussi nous limiterons-nous pour la poésie de Dučić à une ou deux innovations manifestes, qui n'auraient pas été possibles si la langue n'avait pas bougé. Et non seulement bougé mais continué à évoluer et se développer.

 

On sait que Dučić a écarté de ses œuvres complètes son premier recueil de poèmes, publié à Mostar en 1901. Il a longtemps été connu, longtemps commenté et jugé non sur ce premier livre mais sur son deuxième recueil, paru en 1908. Lequel est tout en transition du Parnasse, qu'on refoule, au symbolisme, qu'on pousse au premier plan. Il est intéressant, et important, de remarquer que, à une exception près, seuls deux mètres, dont le modèle est pris dans la poésie française, y sont utilisés : le vers asymétrique et plus dynamique de onze pieds et l'alexandrin, symétrique et plus équilibré. Ces deux mètres relativement longs se retrouvent de poème en poème, presque toujours parfaitement réguliers, correction jamais vue chez nous auparavant et qui vaudra à juste titre des louanges au poète. Il suffit d'une lecture attentive pour remarquer autre chose encore : à travers le schéma métrique stable, la phrase est si habilement conduite que son articulation syntaxique reste en permanence dans un rapport dynamique avec l'articulation métrique du vers. Rapport dynamique signifie ici double mouvement de conjonction et d'opposition, chacun contribuant à la séduction du rythme et de la mélodie du vers de Dučić, de sa strophe et même du poème entier.

 

Pour le dire brièvement, de poète sachant avec aisance tantôt croiser deux articulations, la langagière et la métrique, ce qui accroît la tension rythmique, tantôt les faire coïncider, diminuant la tension, la poésie serbe n'en a pas eu avant Dučić et il n'est pas sûr que, sur ce plan, beaucoup l'aient égalé depuis.

 

Nous ne pouvons entrer dans le détail car cela nous mènerait trop loin. Nous voudrions juste donner un aperçu de ce que signifie ou pourrait signifier l'affirmation que Dučić a rythmiquement réinventé le vers serbe, posant les bases de l'évolution que notre poésie connaîtra au vingtième siècle. Il a également porté à la quasi-perfection l'élaboration de la strophe ainsi que l'art d'une composition équilibrée du poème lyrique. D'où, entre autres raisons, l'attention portée à la cadence de la strophe et à la conclusion du poème lui-même. Rien de tout cela n'eût été possible cependant si la syntaxe de la langue serbe n'avait pas en même temps beaucoup et rapidement changé – Dučić y travaillait lui-même – devenant plus complexe, capable de distinctions plus fines, d'articulations mieux définies, dans la parataxe et surtout l'hypotaxe. Avec une plus grande souplesse dans le maniement fonctionnel de l'ordre des mots dans la phrase, rendu plus aisé et plus rapide. Plus flexible, car plus intellectuelle aussi, son intonation évolua de même vers plus de mobilité et une plus forte accentuation.

 

La critique a souvent insisté sur le caractère mélodieux du vers de Ducic. Et son fini artistique délibéré, qualité peu prisée dans les temps plus récents. Pour prendre un seul exemple, nous citerons la strophe suivante, d'ailleurs remarquable, avec sa cadence finale :

 

J'aime les nuits, leurs conciliabules retors,

Leurs quiets silences et leurs grandes tempêtes;

Leurs eaux noires qui chantent, mélancoliques,

La longue et sombre mélopée, jusqu'à l’aurore.

 

La place et l'importance accordée au savoir-faire artisanal changent au cours de l'évolution de tout art, art poétique compris. Mais, chez Dučić – on l'a peu remarqué – les mêmes caractéristiques se retrouvent dans la prose de ses récits de voyage ou de ses écrits de méditation : la phrase y est également mélodieuse, disciplinée et composée avec soin. D'elle on peut déjà dire qu'elle est un acquis de la langue, non de la seule poésie, car elle a contribué à stabiliser des structures syntaxiques plus élaborées comme, un peu plus tard et autrement, le fera la phrase d'Ivo Andrić. Entre la structure du vers et celle de la phrase, il y a, chez Dučić, une forte interférence et elles sont toutes deux au fondement même de notre culture philologique moderne.

 

Il y a des poètes qui restent dans un même style littéraire et se servent des moyens et des procédés propres à ce style. Milan Rakić, par exemple, est de ceux-là. Dučić, au contraire, a changé, évoluant, pour ainsi dire, comme la littérature elle-même. Et, chemin faisant, il a aussi changé de vers. Il offre un bon exemple de ce qui se passe quand on change de vers : plus ou moins tout dans le poème change aussi. Nous avons déjà dit que, dans le recueil de 1908, il y avait une seule exception métrique : le poème «Solitude», en vers de dix syllabes asymétrique, loin de celui de la poésie orale. Dix ans plus tard, à partir de 1918, Dučić commence à publier des poèmes de mètre plus court : de dix à sept syllabes en passant par les neuf et huit pieds. Le répertoire métrique est maintenant plus riche, le rythme gagne en variété mais, ce qui est intéressant, c'est que même les images sont différentes, y compris dans des poèmes de même nature, ceux qu'on appelle descriptifs notamment.

 

Dans la majorité des poèmes descriptifs des cycles Ombres sur l'eau et Sonnets adriatiques, composés en vers de douze et onze pieds, la description du paysage est amplement développée et en harmonie avec la composition. Ses dimensions érigent ces poèmes en réalisations exemplaires du savoir-faire littéraire. Les images sont formatées et peintes de manière à fasciner par leur beauté plastique. Mais elles ne nous touchent vraiment que lorsque le poète – souvent à l'aide de comparaisons – leur imprime le léger mouvement qui fait apparaître, derrière la face extérieure, la face intérieure, l'invisible derrière le visible, et que la netteté de leurs contours s'estompant, elles ne sont plus que frémissements inspirant prémonitions et vagues attentes. Telles sont, en effet, selon la règle, les images dans la poésie moderne, surtout symboliste. C'est pourquoi le mélange d'impressions sensorielles importe moins comme simple synesthésie que comme moyen qui, dépréciant ce que voit notre œil extérieur, ouvre la voie à l’œil intérieur.

 

Banals sont, à force d'avoir été cités, les exemples de synesthésie et de sensations métaphorisées chez Dučić : nuit violette au bruissement d'étoiles ou sentier, non seulement blanc dans le crépuscule, mais aussi éternellement éveillé ou mer de printemps aux effluves salins et bleus, qui palpitent au-dessus du rivage. Mais, avec Dučić, on ne reste pas au niveau du décor poétique obligé d'un certain style littéraire. Il pratique dans ce décor une ouverture, ouverture qui le conduira à ces poèmes où les images seront de pures images lyriques, transparentes et légères, comme jaillissant de phénomènes naturels et y retournant. De telles images n'apparaissent en nombre que dans les poèmes à mètres courts, dits matinaux, solaires et vespéraux. Tout dans le vers est maintenant plus ramassé. En commençant par les mots, aux sens plus étoffés mais que la brièveté de la ligne imbrique plus étroitement. La facture phonique et syllabique y est également mieux perceptible ainsi que la disposition des accents et ce n'est qu'ici qu'on peut parler de rythme ïambique versus le trochaïque.

 

Les trois cycles – Poèmes matinaux, Poèmes solaires et Poèmes vespéraux – sont par leur titre même reliés au cycle du jour, naissance, apogée, déclin. C'est ainsi qu'on groupe habituellement, selon la saison ou l'heure du jour, les poèmes dont l'objet a trait à la nature. Ici, cependant, non seulement l'objet est pris dans la nature mais le poème consiste, en outre, en sa seule description, sobre et, dans les détails choisis avec pertinence, exacte. Le sujet lyrique est, quant à lui, absent du poème. On ne voit pas comment il procède. Nous avons surtout à l'esprit les Poèmes solaires, qui paraissent de pures descriptions, un peu froides de ne pas être subjectives. Chaque phénomène est, dans ces poèmes, donné comme il advient naturellement, de lui-même, c'est à dire comme partie du grand et impénétrable mystère de l'existant. Le poète rend à l'existant la dimension que notre savoir orgueilleux lui avait retirée. Il y a dans ces poèmes quelque chose de la poésie lyrique classique et en même temps quelque chose d'inopinément nouveau. Un poème nous introduit non seulement à ces derniers mais à l'ensemble des trois cycles : c'est «Conte», le premier des poèmes matinaux. Il faut partir de ce poème qui nous semble programmatique.

 

«Conte» est fait d'énoncés de même nature. Chaque vers n'y est qu'accouplement de contraires. Ceux-ci s'enchaînent dans un cycle de disparitions sans fin, comme dans l'existence elle-même où l'ordre s'inverse constamment entre ce qui disparaît et ce qui advient. Dans le premier quatrain, cet ordre (avant, après) est, dans sa forme la plus pure, donné comme double, comme croisé donc ou hiatal (après-avant, avant-après, après-avant, avant-après) :

 

Du fruit parle la fleur qui défleurit,

Et le fleuve de tumultes marins ;

Du feu du soleil, les astres transis,

Et le crépuscule de roses matins.

 

C'est ainsi que le poème introductif nous mène jusqu'au lieu même où s'originent non seulement les poèmes lyriques les plus purs mais aussi les images poétiques les plus profondes de Dučić. C'est, bien entendu, le croisement des contraires en nous, dans notre tragique destinée humaine comme dans la puissante nature, dans sa roue qui inlassablement tourne, ses incessants changements cycliques. Dučić, doué d'une conscience critique aiguisée, a d'ailleurs, lui-même, défini ainsi la source de la poésie : elle naît, dit-il, «du heurt de deux contraires, du contact de deux pôles» pour ensuite ajouter qu'elle «jaillit donc exactement du point où se sont croisées deux de ces directions contraires». C'est ce point que, dans le poème vespéral «Le seuil», traverse la «ligne», image obsessionnelle du «terrible seuil», frontière entre la vie et la mort, «qui sépare le mouvement du repos» :

 

Quand s’approchent en vue du port,

Après les fêtes et les larmes,

Les hautes cimes de la mort

Et les sombres lacs, froids et calmes –


Qui attend sur le seuil ?

 

Dans le même poème, les sons que Dučić a qualifiés de tout-puissants sont contenus dans le silence pur et les images et couleurs irrésistibles gardées au cœur même des ténèbres :

 

Elle garde, la corde sans vie,

Les sons du ciel et de la terre,

Et le germe noir de minuit,

Mainte couleur du vol solaire…

 

Les Poèmes vespéraux, dont fait partie le recueil Lyrique, paru en 1943, arrivent à la fin comme le sommet même de la poésie de Dučić. Tout bien considéré, c'est, généralement parlant, un des sommets de toute notre poésie lyrique en vers réguliers. On pourrait la qualifier de réflexive mais pas parce que des pensées y sont tissées mais parce que ses images, portées par le rythme et la mélodie, bâtissent une vision elle-même ordonnée mais bouleversante du monde et de la place que l'homme y occupe, aussi accessible à nos sens qu'à notre raison. En seulement quatre vers brefs, se montre à nous la destinée d'un être porteur de l'étincelle divine mais incapable de comprendre qui l'a envoyé dans ce monde et auprès de qui, à la fin, il doit retourner :

 

Que la flèche, lancée d’une autre terre,

Taillée qui saurait pour quel guignon,

Revienne de son voyage, amère –

A l’archer dont elle ne sait pas le nom.

              («Le Voyageur»)

 

C'est l'écho de l'expérience décisive, nouménale, faite par Dučić, du terrible seuil. Une expérience que ne connaissent que de rares et, pensons-nous, véritablement grands poètes.

 (2000)


Traduit du serbe par VBR


[1] Selon le vœu exprimé dans le testament de Jovan Dučić, qui ne fut exaucé que 57 ans après sa disparition, son corps est transféré de Libertyville (USA) à Trebinje (Herzégovine) en octobre 2000. [Note du rédacteur.]

 

In : Novica Petković, Slovenske pčele u Gračanici, ogledi i članci o srpskoj književnosti i kulturi, izabrao i priredio Dragan Hamović, Belgrade, Zavod za udžbenike, 2007, p. 78-85.

 

Date de publication : juin 2015

> DOSSIER SPECIAL : JOVAN DUČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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