Dragan Hamović


LYRIQUE  DANS LA SUITE DES POEMES VESPERAUX


Ducic Lirika
Jovan  Dučić : Lirika


Mots clés : poésie serbe, parnasso-symbolisme, post-symbolisme, poésie religieuse, poétique du paradoxe.

Les vingt-deux poèmes rassemblés dans le recueil Lyrique [Lirika] de Dučić forment chronologiquement et, selon l'avis majoritaire des connaisseurs, qualitativement, le sommet de la lente et souveraine évolution du poète. L'aura légendaire qui entoure ce recueil doit beaucoup à la coïncidence (ou la quasi-coïncidence) de la date de sa parution avec celle de la mort du poète[1]. Y contribue également l'avertissement figurant en bas de la table des matières prévenant que «ce livre est publié en nombre réduit d'exemplaires afin que le manuscrit n'en soit pas égaré dans les circonstances de la guerre actuelle». Plus important encore, dans cette note, le poète indique l'emplacement de ce recueil dans l'édifice de son œuvre, tel qu'il l'avait conçu et ordonné quelque quinze ans avant sa dernière heure.

On sait que, dans l'édition de 1929 de ses Œuvres complètes, Dučić a non seulement procédé à une sélection de ce qui devait y figurer et réparti sa production poétique en un ensemble quadripartite structuré mais a, en outre, suivant l'exemple de certaines traditions européennes, «canonisé» ces choix, rejetant pour toujours le reste de ce qu'il avait écrit. C'est à cet œuvre parfaitement définie donc et, plus précisément, au cycle Poèmes vespéraux, que Dučić  ajoute Lyrique.

Dans le premier livre de son ensemble quadripartite, Poèmes du Soleil [Pesme Sunca], on peut clairement suivre la progression d'une ligne qui dessine l'évolution spécifique du poète, un parcours qui lui est propre, et qui débute dans Ombres sur l'eau [Senke po vodi] , se poursuit dans Sonnets adriatiques [Jadranski soneti]  et s'épanouit dans Poèmes matinaux [Jutarnje pesme], Poèmes vespéraux [Večernje pesme] et Poèmes solaires [Sunčane pesme], tandis que le cycle L'âme et la nuit [Duša i noć] peut être vu comme élaborant et approfondissant les thèmes lyriques, «intérieurs», précédemment abordés. La critique ne dit pas autre chose, qui choisit dans ces cycles la plupart des poèmes candidats à ses anthologies virtuelles et on sait que, de Popović à Pavlović[2], les auteurs d'anthologies y ont aussi largement puisé. «Les poèmes de Dučić sur la nature et sa poésie réflexive des cycles Poèmes matinaux, Poèmes vespéraux et Poèmes solaires constituent un chapitre spécial de son œuvre et un ensemble homogène particulier», dit Miodrag Pavlović dans son essai, certainement le plus important, après les critiques de l'ancienne avant-garde, pour la réhabilitation du «prince des poètes serbes»[3]. C'est donc dans l'ample contexte de ces cycles que Dučić choisit de placer son Lyrique testamentaire. Les autres poèmes écrits dans ses dernières années, patriotiques ou politico-satiriques, ne méritaient manifestement pas à ses yeux la même attention. Ils sont restés, fait significatif, dispersés dans des périodiques.

A mesure que se développait et s'approfondissait l'art et la pensée du poète, son approche de la nature changeait. On le voit en suivant dans l'ordre les poèmes et cycles des  Poèmes du Soleil. S'y dessine une trajectoire évolutive dont Milovan Danojlić dit: « La nature est d'abord un milieu de résonance, en écho aux mouvements de l'âme, souffrances, peurs, désirs; dans les Poèmes solaires, pour la première fois, elle se révèle par des instantanés brillamment captés de phénomènes et de significations 'objectifs', indépendants des dispositions de l'âme; dans les Poèmes vespéraux, les contours des paysages s'aiguisent jusqu'à l'éblouissement, acquérant la clarté agressive de paysages rêvés, métaphysiques.»[4] La rupture marquée par les Poèmes matinaux ne tient pas seulement au raccourcissement du mètre, le passage de l'alexandrin spécifique du poète à des mètres plus courts, mais concerne également la figure poétique et le statut du paysage, lequel, comme le mètre, se condense, se réduit, à la différence des descriptions antérieures où le détail abondait, à quelques aspects significatifs. Ce resserrement marque chez Dučić le passage d'un symbolisme d'origine parnassienne à un positionnement post-symboliste, du type de celui dont parle, par exemple, dans la conclusion de son Héritage du symbolisme[5], Cecil Maurice Bowra, lorsqu'il note le besoin d'aiguiser «le sens de l'observation du poète» et celui de »découvrir de la grâce  dans bien des choses que les autres rejettent comme insignifiantes ou ne sont pas même capables de percevoir». A quel point ces critères sont applicables, par exemple, dans les Poèmes solaires de Dučić, composés d'une multitude de phénomènes minuscules dans des paysages ensoleillées non identifiés, peut facilement être observé. « La longue écoute et le décryptage de la nature deviendront à la fin construction de paysages abstraits», dit également Danojlić, «ce sont les paysages où le sensible ne peut être distingué du symbolique.»[6] Novica Petković, considérant, lui aussi, que les poèmes Matinaux, Solaires et Vespéraux forment un ensemble, y voit une analogie avec le parcours journalier du soleil et, en définitive, ajoutons-nous, avec le cycle de la vie. Traitant de ce qui caractérise la poésie de Dučić dans ces cycles tardifs, Petković observe que, dans les descriptions, on ne voit plus l'action du sujet lyrique, qui semble s'en être retiré. Et tout particulièrement dans les Poèmes solaires, «qui paraissent de pures descriptions où chaque phénomène est donné comme il advient naturellement, de lui-même, c'est à dire comme partie du grand et impénétrable mystère de l'existant.» Le sujet lyrique est ici, comme le Créateur, une présence invisible.

Les titres qualifiant de matinaux, solaires et vespéraux les poèmes des trois cycles ici considérés sont évidemment, eux aussi, porteurs de charge symbolique. Ainsi, dans les Poèmes vespéraux, c'est une tonalité sombre, méditative, qui domine et, dans l'ambiance nocturne, les contours du réel s'estompant, les images acquièrent une dimension mystique tandis que, en retrait dans les poèmes solaires et matinaux, le sujet lyrique revient sur scène pour donner voix à son profond et dramatique désarroi. La présence du je lyrique est manifeste dans six des sept Poèmes vespéraux, implicite dans le septième, «Mélancolie». La thématique leur est également commune: leitmotivs angoissants, présages de mort et de disparition, pressentiments funestes. A cet égard, il est significatif que, après «Ritournelle», qui introduit cette tonalité de base des Poèmes vespéraux par sa plongée dans les profondeurs obscures et muettes de l'âme, après les hautement symboliques «Tournesols» (qui mettent en scène le contraste entre la lumière divine et diurne et la venue inexorable de la nuit, qui signifie la mort), vienne le poème «Mélancolie». Il développe une puissante métaphore de l'existence au travers de l'image biblique, topique mais vivante, du champ moissonné où, présence transcendantale, persiste ce qui n'est plus mais a laissé sa trace dans un sentiment de «paix amère», sur fond, à nouveau, du contraste, plus discret ici, entre la lumière du jour et la nuit. Les «coqs noirs de minuit» que, évangéliquement, on entend par trois fois dans le «Chant des ténèbres», de même que l'attente toute la nuit du «voyageur porteur de nouvelles», complètent cette atmosphère mystique des Poèmes vespéraux. Le très connu «Chant» («J'ai perdu à ce train d'enfer / Mes amis et tous mes vaisseaux»), avec toujours le contraste du clair/obscur, apporte la première invocation du nom du Seigneur et le germe de l'image qui sera ultérieurement au cœur du poème «Inscription» de Lyrique: «Et quand apparut à distance / Le gouffre où les soleils vont choir, / Sur l’océan de ton silence / La nuit gouttait en pluie noire.» La ligne de l'horizon marin est élue comme représentation de la frontière entre les mondes, le «seuil» dont parle le suivant et dernier «poème vespéral».

Le poème «Le seuil» fait effectivement frontière entre le cycle Poèmes vespéraux dans sa première configuration et le recueil Lyrique, qui lui sera ajouté par testament. Une description abstraite à l'extrême de la frontière entre les deux mondes est placée sous le signe de la question rhétorique «Qui attend sur le seuil?», qui reçoit sa réponse différée dans le titre et le contenu du premier poème de Lyrique, «L'homme parle à Dieu», et dans les poèmes suivants, où Dučić parachève son œuvre poétique.

Abordant le poème ouvrant Lyrique, on comprend qu'il poursuit la recherche de la réponse à apporter à la question centrale posée dans «Le seuil», démultipliant celle-ci par d'autres interrogations découlant du combat spirituel. Dans la troisième strophe de «L'homme parle à Dieu», apparaît de nouveau le motif du seuil et de la frontière: «La fin et le commencement, est-ce tout un? / De tes sceaux infrangibles qui est gardien, / Qui, sur tes formidables frontières, vigile?» Du doute à la réponse qui suscite d'incessants nouveaux questionnements et d'occasionnelles célébrations, il fallait franchir ce seuil spirituel intérieur séparant le dernier des Poèmes vespéraux de celui introduisant leur finale ultérieur pour pouvoir invoquer le nom et la personne du Créateur, «caché dans un océan de lumière» derrière de «formidables frontières».

Autre chose encore relie le début des «Poèmes vespéraux» et le début de Lyrique. C'est la même affirmation initiale «je sais» mais ce qui suit dans l'un est à l'opposé de ce qu'on lit dans l'autre. Dans «Ritournelle» des Poèmes vespéraux, l'introduction est placée sous le signe de l'extinction des sons et de la lumière («Je sais les mornes crépuscules / Où sur terre tout son disparaît –  / Le cœur dans l’instant à l’arrêt, / Et l’âme, à jamais, qui bascule»), tandis que, dans «L'homme parle à Dieu», la lumière et le son, c'est à dire  la voix, sont les attributs de la personne reconnue être le Créateur et Celui qui donne la vie mais qui, paradoxalement, se cache dans le silence et la lumière  («Je te sais caché dans un océan de lumière, / Mais accessible à l’âme qui te pressent; / Alors que le ciel, ni la terre, ne t’entend, / Ta voix est en nous depuis l’heure première.»). En opposition sont donc les dires suivant le premier syntagme «je sais»: dans les Poèmes vespéraux domine la voix du doute et de la peur devant la mort, alors que, dans Lyrique, bien que le drame spirituel y soit également présent, prévaut la voix de la confiance et de la louange du nom et de l’œuvre du Créateur. Du point de vue de la composition, reliés par des fils tantôt visibles, tantôt dissimulés, les Poèmes vespéraux originels font figure de préparation aux ultimes accords du poète au sommet de son art de Lyrique, recueil qui, dans certains de ses poèmes, donne l'impression de vouloir retracer le chemin parcouru, du réemploi de rythmes et d'images renvoyant à la production lyrique des prédécesseurs immédiats de l'auteur jusqu'à l'abandon de son alexandrin spécifique et l'invention de contextes rythmiques et métriques nouveaux.

Dučić n'est pas parvenu à la formidable rencontre finale avec Dieu indépendamment de l'évolution, la sienne propre et celle, générale, de la poésie d'orientation symboliste. La prise de conscience de cette trajectoire et de son inéluctable issue, le poète l'a exprimée  dans un des chapitres du Trésor du tsar Radovan :

«Les symbolistes, il y a un demi-siècle, se revendiquaient disciples du philosophe Novalis, ceux d’aujourd’hui se revendiquent disciples du philosophe Bergson. Ceux à venir se revendiqueront peut-être de Dieu, et ça ira mieux, et le monde leur fera confiance, car tout grand art, naissant dans les moments de grandes crises religieuses, est issu de l'idée de Dieu. Le plus beau poème d'un poète semble toujours une prière; et le plus beau tableau d'un peintre semble toujours une icône. Tous les arts ont toujours été au service de la religion. C'est pourquoi il y un  mensonge au fond de chaque mouvement qui ne provient pas des sources les plus profondes de la foi ou du doute chez l'homme.»[7]

Le cycle intégral des Poèmes vespéraux – incluant donc Lyrique – témoigne de cette conviction de Dučić. Il comprend aussi bien le drame de la désespérance et du vide que des états d'âme très différents, élans, ravissements, révélations intérieures.

Notre intention n'est pas cependant d'étudier spécifiquement la religiosité de Dučić mais de situer celle-ci dans le cadre de l'évolution d'un poète, redisons-le, d'orientation symboliste. Précisons que par symbolisme nous entendons le courant dominant  et, à en juger par les réalisations individuelles de nombreux auteurs éloignés (dans le temps et l'espace) les uns des autres, le courant directeur de la poésie européenne moderne. Pour nous transporter dans le cadre spirituel d'où provient le symbolisme en tant que mode fondamental d'approche poétique, nous utiliserons les mots de Predrag Palavestra dans son texte d'introduction au recueil Srpski simbolizam[Le Symbolisme serbe] (1985) :

«Le symbolisme correspond à un temps où la conscience individuelle et l'être individuel se tournent vers eux-mêmes et leur monde personnel autonome, leurs états-d'âme et leur territoire propre autonome, depuis lequel, comme un idéal de beauté et d'harmonie absolues, se projette, envers de la réalité du monde, la réalité mystérieuse et miraculeuse de l'art comme nouvelle vérité.»[8]

Nous attirons en particulier l'attention sur le passage suivant de la description de Palavestra, important pour l'accent mis sur l'aspect thématique choisi pour notre exposé :

«La conscience ainsi éveillée du pouvoir propre du je de l'homme, qui, créateur, devient l'égal de Dieu, est envahie par une volonté inouïe d'autodétermination et d’auto-affirmation, aussi cherche-t-il à exprimer son être de la manière la plus suggestive possible.»[9]

Le chemin conduisant, par l'attention portée au vécu, de l'esthétisme à une vision ouvertement religieuse des choses du monde et de la vie, ce chemin a été parcouru non seulement par Dučić mais aussi par nombre de ses contemporains, poètes d'autres littératures, adoptant la position de celui qui, transmuant le donné extérieur et intérieur par la langue et l'esprit, crée le monde à nouveau. Pour Dučić, le chemin est allé de la nature vécue comme modèle de création poétique, dans l'esprit de ses débuts parnassiens et symbolistes, à la nature saisie comme création dont le moindre phénomène est l'expression de son Créateur invisible mais sous-jacent, symbiose que le poème peut recréer. Il vaut la peine ici de se remémorer l'enseignement du pseudo Denis l'Aréopagite, théologien du symbolisme liturgique mystique, qui disait que le divin se découvrait dans les symboles du monde matériel et multiple. Dans le célèbre poème «Le mystère», de Lyrique, Dučić traduit, en effet, les  expériences visuelles diurnes en signes divins, mots et «voix brillantes», que le matin déploie. Pour le dire autrement, dans le prolongement du topos classique du monde comme livre, la nature est un texte que le poète recompose dans son propre texte: «Et le matin déploie, comme des flammes,/ Mille oiseaux blancs partout sur l'océan,/ Et vêt la terre en milliers d'oriflammes,/ Et parsème de mots le marbre blanc./ Et c'est alors qu'harassée de mystère / En mille échos s'exprime la matière.»

Dans un chapitre du Trésor du tsar Radovan, intitulé «Du poète», est affirmée l'identité du poète et du Créateur, ce qui peut, au premier abord, paraître infondé et prétentieux, une assertion qu'il est plus facile d'ignorer que d'en tenter une interprétation sérieuse:

«En vérité, il n'y a que deux créateurs dans l'univers: Dieu et le poète. Le premier est au commencement de tout, le second à son achèvement. Le mystère de la création poétique est tout aussi profond et inextricable que celui de la création divine.»[10]

L'écho de cette croyance résonne dans «Chimère», lieu privilégié s'il en est, puisqu'il s'agit du poème qui clôt Lyrique, ce qui n'a évidemment rien de fortuit: «Nous allions, seulement Dieu et moi,/ Par ces contrées où la vie germait.» Si le symboliste typique s'identifie bien à l'instance divine créatrice par le verbe et l'harmonie de sa production littéraire, dans le recueil Lyrique de Dučić, il se produit un renversement: des poèmes où on dirait que c'est la voix de Dieu elle-même, à la première personne du singulier, qui parle de la Création. Dans le poème «Semence», par exemple: «Une graine de cèdre je mis en terre, / Cette essence sacrée et invincible». Notre première impression est qu'il s'agit de la voix du poète mais la comparaison finale du noble et grand arbre avec le poète: «Poète, tu seras, cependant, / Cet étranger au monde et aux lois» semble écarter l'hésitation sur qui parle dans le poème. Une ambiguïté semblable, et apparemment délibérée, se retrouve dans le poème «Le festin» : «Mon chant, j’ai versé à pleines mains, / En résonnent encore les buissons; / Et les brûlants trésors souterrains / Etaient gardés par de fiers dragons…» Par endroits, on est certain qu'il s'agit de l'instance divine, ailleurs on pense plus probable que ce n'est que le poète qui, dans sa création langagière, assume ce rôle. Après La Lumière du microcosme de Njegoš, Dieu se fait entendre de nouveau dans la poésie serbe à la première personne, dans l'acte de la création, qui est l'autre nom de la poésie. Si le titre n'était pas «Chant», on aurait pu supposer que le je du poème est celui du poète mais, en réalité, il n'en est rien: c'est, cette fois, la parole du poème, qui parle de lui-même: «Le Seigneur m'a semé sans répit, / Signe en tout et parole nouvelle  (…) Le Seigneur m'a semé à pleines mains, / Sur le champ des soleils éternels». Outre le poète, ce double de Dieu, le poème lui-même, manifestation de la puissance divine, élève sa voix.

Revenons un instant au poème initial de la triade de cycles poétiques qu'ouvrent les Poèmes matinaux. C'est le poème qui porte le titre de «Conte», que Novica Petković a tendance à qualifier de programmatique. Qu'y trouve-t-il de programmatique, de basique ? «C'est, bien entendu, le croisement des contraires en nous, dans notre tragique destinée humaine comme dans la puissante nature, dans sa roue qui inlassablement tourne, ses incessants changements cycliques.»[11] Oppositions, paradoxes, antithèses et contrastes abondent à tous les niveaux dans la poésie de Dučić et les exemples ne manquent pas. Il en va de même pour l’analogie entre la vie de la nature et la vie humaine. La contradiction est également au fondement de l'image poétique de Dieu. Dans le poème introductif de Lyrique précédemment cité, l'affirmation est explicite: «Toi seul es ce qui est contradictoire-» ; suit une série de contradictions trouvant leur résolution dans la personne du Seigneur et d'oppositions qui, en vertu du parallélisme entre le Créateur et  la créature, fournissent les modèles du monde et de l'existence. «J'ai entendu ta voix dans le silence de la mer», est-il dit dans le poème intitulé «A Dieu». La poétique du paradoxe n'est pas ici au service de la recherche d'effets de surprise, moyen efficace et apprécié des poètes bien au-delà de la modernité. Si on examine dans cette optique du «croisement des contraires» les poèmes des cycles tardifs cités, on constate que, chez Dučić, ceux-ci, avec régularité, s'avèrent être effectivement les éléments constitutifs de son monde poétique. Dans «Chant d'automne», il y a rencontre entre mort et beauté et la peur devant la mort se retourne en son contraire: «Les yeux sont éblouis devant / Le brio de cette mort furtive ; / Subjugué, ce qui fut vivant / Ne souhaite plus que mourir.» La contradiction, principe constitutif de l'esprit humain, s'avère être aussi le gage de son unité, comme le dit on ne peut plus clairement la dernière strophe du poème, qui suit celle citée : «Las, du vivre et du mourir, / Seul l’homme a connaissance: / Deux rives de  fulgurance, / Qu’un même fleuve nourrit.» Contrastes et oppositions par paires, comme dans le finale de «Ritournelle» ( «Toutes choses se tiennent unies, / Seules les âmes sont solitaires.») ou celui du poème «L'ombre» («L'ombre combien plus vaste que la terre / Et l'homme, lui, encore plus léger qu'elle.») tissent chaque poème de Dučić et les contraires, certes, s'y croisent et s'y heurtent mais surtout, et par-dessus tout, ils unissent, ils recréent l'unité; réunis, ils constituent la réalité effective et existentielle des êtres et des choses dans leur intégrité et leur plénitude. «Ephémère et éternel, fort et faible ...» sont, dans le poème ouvrant Lyrique, des caractéristiques que Dieu réunit en sa personne. «Je frappe or de nouveau à cette porte / D’où je partis; ...», dit le Voyageur, dans le poème du même nom, qui, avec le «Tout-puissant», avait fait le tour du monde: le point de la fin est aussi celui du départ. Un mouvement circulaire remplace la progression linéaire. Le temps profane a rejoint le temps sacré de la circulation et du renouveau.

Du phénomène ainsi décrit, on trouve non seulement un commentaire pertinent mais également une saisie théorique valable dans la description que fait Dimitrije Bogdanović de la poétique de la littérature médiévale serbe:

«La poétique byzantine, et donc l'ancienne poétique serbe, paradoxale précisément parce qu’elle a su, traversant les contraires, évoluer jusqu'à la synthèse d'un système compréhensif et cohérent, trouve son visage définitif dans ce Tout, dans l’interconnexion et l'interdépendance – de tout avec tout.»[12]

Dučić a, de ce fait, été parmi les auteurs serbes modernes, celui qui a balisé la voie d'un retour aux bases byzantines et orthodoxes de la poésie serbe, qu'on avait, par négligence, laissé détruire à l'époque de la création de la nouvelle littérature serbe, au nom des «euro-intégrations» d'alors. A la fin du XXe siècle, les poètes serbes retrouveront, non seulement la conscience de leur appartenance à la lignée ancestrale des premiers poètes serbes et de la connexion active qui les relie à leurs écrits, mais aussi certains genres littéraires importants du Moyen-Age, comme le canon. Les poètes qui y ont œuvré, dans la mesure où ils ont en outre fait preuve d'une certaine virtuosité, ont été reconnus comme descendants directs de Dučić. L'évolution artistique et spirituelle de Dučić, aux profondes racines symbolistes, déroule simultanément le mouvement de retour de la poésie serbe moderne à la conscience de ses propres débuts. Tout dans Lyrique, son dernier chant, est sous le signe du retour, comme dans «Le Voyageur», entre autres: «Je frappe or de nouveau à cette porte / D’où je partis; de nouveau je requière, / Âme que sans retour le temps emporte, / De m’abreuver à la source première!» La vie individuelle rejoint l'universelle, celle-ci affleure dans l'individuelle et réunit la fin au commencement.

Même des phénomènes naturels insignifiants, en conjonction avec d'autres manifestations, deviennent contenus signifiants par la grâce du langage poétique et l'eurythmie des compositions. Il en va ainsi, nous l'avons dit, dans Poèmes solaires, microcosmes stylisés de paysages d'Herzégovine évoqués en de brefs aperçus qui en captent l'essence. Démarche d'autant plus appropriée dans un espace par ailleurs consacré par l'histoire biblique et dans un pays où, selon les mots du poète, tout est «allusion, symbole et mémoire». «Le paysage palestinien est véritablement, par la paix qui y règne, le paysage chrétien du Nouveau testament», écrit Dučić dans sa «Lettre de Palestine»[13], récit de voyage et aussi texte de référence pour la lecture de Lyrique. L'espace y est identifié à la personne du Dieu-Homme, qui l'a marqué, et ce symbolisme intègre le concret et le général, le présent et le passé – catégories éloignées les unes des autres et, en apparence, inconciliables. De façon presque imperceptible, l'affirmation d'une analogie parfaite entre le Créateur et la création, entre Celui qui est et le devenu, point dans la phrase suivante du récit de voyage cité:

«La vérité du Christ avait donc une portée telle que, quels qu'ils fussent, aucun cadre, aucune parole, ne pouvaient la contenir. Imposée ni par les hommes, ni par les saints, la vérité s'est frayée le chemin par elle-même, à l'instar des plus hautes lois de la nature.»[14]

Cette comparaison de la vérité des Evangiles à celle de la nature marque le point culminant de la dévotion du poète pour le monde visible, ce truchement qui lui en a dévoilé l'auteur incréé dont il se fera le lumineux témoin.

Traduit du serbe par VBR

Summary

Dragan Hamović

LYRICAL POETRY IN THE SEQUENCE
OF “EVENING POEMS”

The twenty-two poems making up Dučić’s collection Lyrical Poetry are dealt with not only as the peak of his poetry in terms of value, verified as such by critics, but also in the context of the sequence of cycles of the first book of the “canonical” side of the poet’s opus. It was the poet’s will that Lyrical Poetry should be included in the cycle “Evening Poems”, whose broader cycle context is made up of “Morning Poems” and “Sunny Poems”, already recognised as the central flow of the poet’s development within the framework of the symbolistically oriented poetics. By reviewing this sequence of cycles, whose high point are the poems contained in Lyrical Poetry, dominated by the thematisation of nature, the paper also reviews the poet’s path from Parnasso-symbolism to postsymbolism, marked by mystical, religious insights. The poet assumes the God-like position of a Creator, so that the visible creation manifests its hidden Maker. Also, contradiction as the constitutive principle of the poem and the world can be discerned in the majority of the poems belonging to the above-mentioned cycles, beginning with “Morning Poems”, and this contradiction stems from this poetic image of the Maker himself. Thus Dučić, in his final poetic creations, provides a hint of a new encounter between modern Serbian poetry and old, sacral Byzantine literature, marked by a complex parallelism, a synthesis of opposites in the coherent order of the world.

 


Notes :

[1] Le recueil Lirika [Lyrique] a été publié à Pittsburg (États-Unis) en 1943, l’année de la disparition de Jovan Dučić. [Note du rédacteur.]

[2] Bogdan Popović (1864-1944), critique littéraire, auteur de Антологија новије српске лирике, 1911 [Anthologie de la poésie serbe moderne] ; Miodrag Pavlović (1928-2014), poète, auteur de Антологија српског  песништва од XIII до XX века, 1964 [Anthologie de la poésie serbe : XIIIe–XXe  siècles]. [Note du rédacteur.]

[3] In : Миодраг Павловић, Есеји о српским песницима, Просвета, Београд, 2000, р. 141.

[4] Милован Данојлић, Песници, Завод за уџбенике, Београд, 2007, p. 92.

[5] The heritage of symbolism. L’auteur de l’article se réfère à l’édition serbe de cet ouvrage : Наслеђе симболизма. Стваралачки експеримент, Нолит, Београд, 1970, p. 239.

[6] М. Данојлић, p. 97.

[7] Јован Дучић, Благо цара Радована ; ici cité d’après : Сабрана дела Јована Дучића. Књига III, БИГЗ, Свјетлост, Просвета, Београд–Сарајево, 1989, p. 315.

[8] Предраг Палавестра, „Трајање, природа и препознавање српског симболизма“, in : Српски симболизам, САНУ, Београд,1985, р. 7.

[9] Ibid.

[10] Благо цара Радована, op. cit., p. 292–293.

[11] „Песник страшне међе“ [Le poète du terrible seuil], in : Словенске пчеле у Грачаници, Завод за уџбенике, Београд, 2007, p. 84.

[12]  Димитрије Богдановић, Стара српска књижевност, Досије – Научна књига, Београд, 1991, р. 55.

[13] Јован Дучић, „Писмо из Палестине“, Градови и химере, in : Сабрана дела Јована Дучића, књига II, БИГЗ, Свјетлост, Просвета, Београд Сарајево, 1989, р. 329.

[14] Ibid., p. 339.

 

In : Поезија и поетика Јована Дучића, зборник радова, Институт за књижевност и уметност, Учитељски факултет, Дучићеве вечери поезије, Београд – Требиње, 2009, р. 245-260.

 

Date de publication : juin 2015

> DOSSIER SPECIAL : JOVAN DUČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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