Ivan Negrišorac


JOVAN DUČIĆ ET LA CRITIQUE SERBE


 

Ducic Negrisorac
 
Ivan Negrišorac : Lirska aura Jovana Dučića


Les jugements critiques sur la valeur générale de la poésie de Jovan Dučić varient d’une époque à l’autre. Il suffit, par exemple, d’observer quelques textes importants – notamment ceux publiés après l’ultime remaniement de son œuvre que le poète effectua en 1929-30 – pour obtenir un éventail d’avis et de jugements intéressants. Nous constatons ainsi que certains critiques serbes parmi les plus éminents soit n’ont rien écrit sur Dučić ou alors produit des textes dépourvus d’arguments critiques valides. Parmi ceux-ci, certains ont exprimé des jugements tout à fait superficiels (B. Lazarević, M. Bogdanović, S. Vinaver, M. Ristić,
Đ. Jovanović, etc), et pour d’autres, nombreux, Dučić paraissait un peu étrange, mais représentait « une noix trop dure » pour se laisser facilement casser. Pour diverses raisons, il suscitait l’antipathie chez certains critiques. Or, le respect de sa poésie ne pouvait être fondé que sur les qualités propres de sa poésie.

Marko Ristić (1952), critique sévère et acerbe, cite les caractéristiques négatives de Dučić : son profil moral, ses origines sociales, ses prises de position idéologiques et politiques. Malgré toutes ces antipathies et remarques exprimées, Ristić s’est vu néanmoins contraint de reconnaître que Jovan Dučić « était non seulement l’un des meilleurs versificateurs de la période 1900-1914 », mais aussi, « malgré toutes mes théories sur le sens moral de la poésie, qu’il était à maintes reprises un vrai poète dans sa production poétique fructueuse »[1]. Donc, Jovan Dučić a été désigné comme « un vrai poète », et il le fut véritablement « à maintes reprises ». Cette constatation prononcée par Marko Ristić durant sa phase de maturité, phase fortement politisée, enlève presque tous les doutes et les réserves exprimés le plus souvent par des critiques proches de la gauche politique qui avaient une prise de position sociologique par rapport à la littérature.

Personnalité marquante, Jovan Dučić suscitait souvent des malentendus, et le fait de manifester de l’antipathie envers ce poète est très souvent révélateur de la personne qui les exprime : sur la nature de ses goûts, son point de vue borné sur un autre système de valeurs plutôt que sur les défauts de l’œuvre poétique de Dučić. En outre, il suffit de posséder un minimum d’intuition poétique pour dissocier l’antipathie envers le poète et la perception de sa poésie. On pourrait ainsi s’apercevoir que, dans le contexte de la tradition serbe, les arguments avancés contre la poésie de Dučić sont insuffisamment fondés pour contester cette poésie de façon convaincante.

Nombre de critiques ont adopté une attitude ambivalente envers sa poésie, y compris ceux d'entre eux qu’on aurait crus susceptibles d’éprouver une certaine sympathie pour l’auteur et d’avoir une attitude positive à son égard. Une lecture attentive des critiques de Jovan Skerlić (1901, 1908) permet de constater que la poésie de Dučić provoque chez lui des réactions mitigées, voire contradictoires. Certaines remarques et arguments « pour » ou « contre » la poésie de ce poète, notamment certaines formulations[2], ne font apparaître ni directement ni rationnellement un jugement critique positif. Par ailleurs, l’observation des textes d’Antun Gustav Matoš (1902, 1903, 1905) permet d’établir qu’il s’agit d'une tentative de contester Dučić, de façon claire, ce qui ne renvoie pas à une perception fausse chez le critique[3]. Ses observations n'aboutissent toutefois pas nécessairement à un jugement de valeur négatif : elles pourraient tout simplement représenter une appréciation neutre d’une pratique poétique.

Skerlić et Matoš ont écrit leurs textes alors que Dučić n’avait toujours pas atteint son « zénith poétique ». Par ailleurs, on sait que le poète a remanié son œuvre poétique à deux reprises (la première en 1908, la seconde en 1928/30), ce qui donne à tous les jugements critiques antérieurs à ces remaniements, dont ceux de Skerlić et de Matoš, une crédibilité forcément très limitée. Par la recherche constante des moyens de pallier ses défauts, Dučić a créé, entre-temps, un opus qui a su résister aux arguments préalablement exposés et qui est susceptible de se retourner contre les critiques qui les avaient exprimés. En effet, les raisons de l’antipathie, voire de l’animosité exprimées par Skerlić et Matoš à l’encontre de Dučić, devenaient de plus en plus claires. Chez Skerlić, il faudrait en chercher les raisons dans la nature de sa compréhension de la poésie : plus précisément, dans son incapacité à comprendre les valeurs esthétiques en dehors de leur contexte social.[4] Chez Matoš, il faudrait se pencher sur ses caractéristiques individuelles et psychologiques, sur ses données biographiques ainsi que sur le rôle particulier que le discours polémique et pamphlétaire a joué au sein de ses rapports privés.

Le rapport de Bogdan Popović (1914, 1929) à la poésie de Dučić est tout à fait différent. Popović l’appréciait beaucoup. Il lui a donné une place importante, voire la plus importante dans Anthologie de la nouvelle poésie serbe. Il a même reproché à Skerlić de « n'avoir jamais entièrement rendu justice » à Dučić[5]. Dans le même temps, tenant compte de quelques défauts chez le poète, Popović a su mettre en cause la fonctionnalité des certains de ses procédés d'ordre stylistique ainsi que quelques détails délicats concernant l'attitude du poète vis-à-vis du processus de la création poétique. […] Malgré ces reproches, il n’y a pourtant pas lieu de douter de l’appréciation que porte Popović : il soutient que la poésie de Dučić représente une valeur de premier ordre de la poésie serbe en général, ce qu'il réaffirmera plus tard dans sa préface aux Œuvres complètes de Dučić en réservant une nouvelle fois à Dučić une place importante dans la littérature serbe tout en le qualifiant de « poète aux sentiments doux » qui « sait observer et réfléchir »[6] […] La sobriété et la précision des jugements de Popović selon les critères les plus rigoureux qu'il imposait et appliquait à la poésie de Dučić, ainsi que sa capacité à rationaliser ses propres impressions esthétiques, ne relèvent aucunement de la prudence du critique ou du manque de sympathie envers la poésie de Dučić. Bien au contraire, d'après Popović, si l'on prend en considération le contexte dans lequel a évolué la littérature serbe, Dučić est sans pareil.

Dučić était un poète respecté, mais non pas gâté. Durant la période où sa poésie atteignait son apogée, et jusqu'à la Première Guerre mondiale, on l’appréciait sans pour autant lui épargner des critiques sévères. Plus tard, plus le poète gagna en maturité poétique, moins on lui fit de tels reproches. Après les analyses de Matoš et de Popović, nous ne rencontrerons plus de remarques d'ordre formel. À vrai dire, il y en eut aussi (V. Ilić le Jeune, par exemple), mais celles-ci ne relèvent pas d’arguments fondés ou d’observations plus approfondies. Ainsi, pendant l’entre-deux-guerres, Dučić se pare des louanges fondées sur des jugements esthétiques, alors que les réserves et les remarques qui lui sont adressées – souvent prononcées de manière superficielle, dénuée d’arguments, sur le mode pamphlétaire, ironique ou sarcastique (M. Krleža, V. Gligorić, Đ. Jovanović et autres)[7] – répondent le plus souvent à des raisons extra-littéraires. Il est vrai aussi que le changement du goût esthétique dû à la Première Guerre mondiale a fait en sorte que la poésie de Dučić n'était plus au centre de l'actualité. Mais on continuait à le considérer comme l'héritier le plus important du courant central de la tradition poétique serbe. Certes, cette tradition suscitait des sentiments contradictoires : à la fois on la respectait et on la méprisait, on l’aimait et on la contestait, mais on n'a jamais remis en question la place centrale que ce poète occupait au sein de cette tradition poétique.

Après avoir définitivement remanié son œuvre en 1929, Dučić la laisse au jugement de ses lecteurs. Pourtant, les critiques proches du modernisme radical ne se prononceront pas. En effet, intéressés par des défis tout à fait différents, ils évitent de s'occuper de Dučić en le considérant comme le pilier de la tradition qu'ils voulaient en général marginaliser, voire rejeter. De même, le processus de la socialisation de la littérature serbe des années 1930 s’est déroulé, évidemment, sans aucun rapport critique argumenté vis-à-vis du poète Dučić. « Le prince des poètes serbes » a été laissé au soin de ceux qui partageaient ses goûts aristocratiques et, en général, seuls les critiques un peu plus conservateurs et traditionnels, mais adeptes de sa poésie, ont écrit sur lui. Ainsi, dans son texte « À l'occasion de la publication des Œuvres complètes de Jovan Dučić » (1929), Isidora Sekulić souligne l'importance de l'aspect social et moral qui émerge de l'expérience du poète, en soutenant que cette expérience « ne représente pas seulement une partie intégrante de notre littérature classique ». Elle ajoute que l’apparition de ce poète en tant « qu'homme qui livre des témoignages précieux, représente aussi un événement important dans la vie de son peuple, un 'événement digne de ses grands ancêtres.[8] […]

S'agissant de la réception de l'œuvre de Dučić pendant l'entre-deux-guerres, on trouve également plusieurs analyses approfondies. Nikola Marković (1932, 1936), par exemple, estime que « Jovan Dučić occupe une place primordiale dans l'évolution historique de la poésie lyrique serbo-croate ». Il montre que le poète « s’est engagé sur le chemin de la synthèse, fruit de l'association entre, d'une part, ses instincts innés pour la création poétique ­– instincts stimulés par une sorte de joie et d'acuité de vivre que l’on ressent également dans la mélodie populaire chez le peuple yougoslave – et, d’autre part, l'esprit rationnel et « architectural » romain, en particulier français. Son talent réside dans « sa capacité à réaliser cette association avec habileté sans oublier ni négliger sa force créatrice qu’il puisait dans ses origines, malgré l’emprunt des formes étrangères dont il se servait ».[9]

En résumant ses écrits (1912, 1928, 1929, 1956) sur l’œuvre de Dučić, Pero Slijepčević, a également réaffirmé la grande estime dans laquelle il la tenait. Constatant que Dučić a écrit « sur le sujet de la femme les poèmes les plus extraordinaires de la poésie serbe », Slijepčević ajoute que le poète « excelle surtout dans la peinture de la nature » : selon lui, « personne dans la littérature serbe n’a réussi à attribuer à la Nature un tel caractère spirituel ». « Jovan Dučić  est un poète très méditatif, poursuit-il, mais à tout instant il est clair que Dučić est plus poète que philosophe, et c’est  précisément ce qui est bien chez lui ». Enfin, Slijepčević juge le rôle de Dučić dans la poésie serbe en recourant à la comparaison suivante : « Il ressemble au roi Midas, personnage mythique, qui avait la malédiction de transformer en or tout à ce qu’il touchait ».[10]

Bien évidemment, le nombre de textes analytiques consacré à Dučić augmentera sensiblement dans l’après-guerre. C’est Midhad Begić (1956) qui a proposé l’étude la plus exhaustive. ll explique que « l’importance de Dučić est liée avant tout à son appréhension de la culture nationale, plus précisément à la découverte des essences de sa culture d’origine transformées en expression poétique ». Il ajoute que « Dučić a créé la poésie d’un Européen civilisé dans la langue serbe » et « a entamé le thème privilégié par les modernistes : le rapport de l’homme à son destin et à la malédiction de la conscience humaine face à son impuissance individuelle ». Dans le même temps, Begić trouve que « ce poète qui se distingue par la stylisation la plus fine (…) est devenu véritablement grand lorsqu’il a commencé à douter de ses capacités poétiques : autrement dit, lorsqu’il a commencé à se poser des questions sur ses propres mythes fondateurs et sur ses mythes poétiques ».[11]

Durant les années 1950 plusieurs critiques ont émis de sérieuses réserves sur l’œuvre du poète. Dans son Anthologie de la poésie serbe (1956), Zoran Mišić constate non sans l’ironie que « chez Dučić, il n'y a rien qui soit dérangeant, tout est bien poli, ciselé avec grand soin, parfaitement et, on doit l’avouer, brillamment ». Le critique qualifie néanmoins cet « idéal parnassien » de « grande illusion ». Il trouve que la vraie poésie de Dučić est contenue « en quelques visions symbolistes et extraordinaires privées de fausse brillance et de décor mélodramatique, visions qui démontrent d'ailleurs que, derrière l’apparente élégance théâtrale du poète, gonflée et conforme à la mode de son temps, se cachait un grand artiste.[12]

Dans un article sur Dučić écrit par Živorad Stojković mais signé par Borislav Mihajlović Mihiz, on trouve toute une série de remarques négatives. Stojković lui reproche son artisme conservateur et considère que « sa poésie réflexive, malgré toutes ses maximes exprimées de façon lucide et élégante, reste stéréotypée et pauvre du point de vue méditatif. Elle est sans énergie intérieure, sans associations, sans suggestions, sans contenu poétique et créatif à l'intérieur d'elle-même »[13]. Il souligne que « Dučić était sa propre victime : à cause de la discipline qu’il s’imposait, de la dévotion qu’il vouait à la poésie, il a freiné ses capacités, influencé par l’école à laquelle il appartenait et qu’il avait d’ailleurs lui-même créée. Il a pétrifié ses poèmes au point de devenir le prisonnier de ses propres valeurs. De cette manière, nous n’avons obtenu d’un talent précieux qu’une figure poétique marquante, importante et souveraine ainsi qu’une poésie parfaitement formée, perfectionnée et qui peut plaire. Mais, nous n’avons pas obtenu un grand poète qui resterait à jamais présent dans notre littérature nationale. »[14]

Selon Zoran Gavrilović (1958, 1977), « Dučić a certainement contribué à l’évolution de la poésie serbe en lui permettant d’atteindre une importance inconnue jusqu’alors ». « Tout de même », ajoute-t-il, « il y avait quelque chose chez ce poète qui l'attirait vers une rhétorique exagérée, dénuée de bon goût, vers quelque chose de lointain ou d'impersonnel, ou encore vers le vide spirituel qui lui semblait représenter le sommet de l’élégance ».[15] Dans un texte ultérieur, le même critique considère qu’il faudrait « finalement se mettre à examiner les vraies valeurs dissimulées dans ce grand opus poétique » tout en soulignant que « Dučić était un poète d’orientation philosophique », « notre premier poète qui croyait que le processus poétique pouvait ouvrir l’accès à de plus grandes connaissances ». Par ailleurs, il trouve qu’« à la différence de ses prédécesseurs et des poètes contemporains de son temps, Dučić a fait de l’amour sa propre mythologie », qu’il est probablement « le plus grand poète de la nature dans notre littérature » et que « ses poèmes sur la mort sont sans pareils dans notre poésie ».[16] […]

Entre deux lectures de la poésie de Dučić faites par Gavrilović, un changement évident s’est opéré dans la perception de son œuvre. En effet, au cours des années 1960, on a commencé à accepter avec un peu plus de souplesse certaines faiblesses du poète et à accentuer ses valeurs avec davantage de respect. C’est le critique et anthologiste Miodrag Pavlović qui jouera un rôle prépondérant dans la revalorisation de l’œuvre de Dučić. Son Anthologie de la poésie serbe (1964), dans laquelle il accorde à Dučić une place importante, puis son texte critique intitulé « Jovan Dučić, aujourd’hui » (1964) ont révélé les qualités incontestables du poète que le critique qualifie « de première importance »[17]. Pavlović observe d’abord que « le mépris éprouvé pour Dučić pendant un certain temps lui paraît injuste » et que le poète représente « un cas beaucoup plus complexe du point de vue historique et littéraire qu’il n'apparaît au premier regard ». Puis il constate que la poésie de Dučić est « diversifiée du point de vue thématique » et que « ses différents cycles abordent des expériences variées ». Dučić « n’a pas montré une connaissance plus profonde de l'histoire dans sa poésie », poursuit-il et il ajoute que sa poésie amoureuse « représente également son point faible » et qu’à « l’exception peut-être de ‘Chant des ténèbres’ et du ‘Chant du silence’, Dučić n’a écrit aucun poème d’amour exemplaire ». Par ailleurs, Pavlović trouve que dans ses poèmes sur la nature et dans ceux d’inspiration réflexive – notamment dans les cycles Poèmes matinaux, Poèmes vespéraux, Poèmes solaires, ainsi que dans l’ouvrage Poèmes de l’amour et de la mort – le poésie serbe « a atteint l’un de ses sommets ». Pavlović conclut qu’« avec seulement une trentaine de poèmes, Dučić a dépassé les frontières qu’il s’était imposées à lui-même par ses ambitions et par son éducation. Ainsi, il a réussi à élargir de nouveaux horizons grâce à son talent ». Certes, Pavlović pointe aussi certains défauts du poète[18], mais fait remarquer que « chaque écrivain devrait être considéré en fonction de son contexte historique et jugé selon sa meilleure production littéraire ».

Le texte de Milan Kašanin intitulé « Le solitaire » (1968) revêt également une grande importance.[19] Kašanin affirme que Dučić « n'a rien raté », « n'a rien gâché » et qu'il « se distingue moins par son talent poétique que par sa curiosité, par son énergie et par son éducation ». Il ajoute que Dučić est « le plus grand Latin parmi les poètes serbes » et que « sa perception de l'art et d'une grande partie de la vie humaine est avant tout classique et païenne », si bien qu'on lui doit les meilleures productions à la fin de sa carrière et non pas au début ». Pour ce qui est des poèmes de Dučić publiés entre 1900 et 1908, Kašanin considère que « s'il ne s'agit pas de grande poésie, il s'agit de grand style ». Il remarque aussi que, dans « Sonnets adriatiques », « Dučić introduit dans le paysage serbe le silence discret et la grande lumière ». Selon lui, Dučić « avait l'œil et le cœur pour notre baroque » alors qu’il « éprouvait de la difficulté à ressentir notre Moyen Âge et à le transposer dans sa poésie ». Ce n’est que lors de la deuxième phase de sa création poétique, qui s’amorce en 1910 et atteint son apogée dans les années 1920, que Jovan Dučić « a pris la route menant vers les poètes de renommée mondiale ». Le critique précise ensuite : c’est alors qu’il « écrit des poèmes dépourvus d’hypocrisie ou de préciosité », « son univers est (…) beaucoup plus intérieur qu’extérieur ; ses thèmes poétiques ne sont pas éphémères, mais éternels ; son expression poétique n’est pas trop accentuée, mais plutôt sublimée ». Comme on le voit, les jugements de Kašanin sont en grande partie semblables à ceux prononcés par Pavlović. D’ailleurs ce même avis sera partagé plus tard par d'autres anthologistes et critiques, ce qui nous permet de déduire que la revalorisation la plus complète et la plus exhaustive de l’œuvre de Dučić s’est produite pendant les années 1960.

Milan Kašanin a exprimé encore quelques réflexions intéressantes qui méritent d’être évoquées. Il trouve, par exemple, qu’« il y avait des poètes serbes qui ont écrit autant de vers que Dučić, même plus, mais qu’aucun d'entre eux n'en a écrit d’aussi beaux ». D'après lui, « la plus rigoureuse anthologie des poèmes de Dučić ne représenterait pas un petit calepin, mais un grand livre ». De même, il remarque que « du point de vue historique, Dučić, en tant que poète et moraliste, est héritier des auteurs humanistes du XVIIIe siècle et des auteurs classiques de la première moitié du XIXe ». En ce qui concerne la place que le poète occupe dans la hiérarchie des valeurs dans la poésie nationale, Kašanin note : « Autant philosophe que poète, il rejoint Njegoš et Laza Kostić. Il n’a pas leur tempérament, mais eux ne possèdent pas son sens du raffinement. Ce sont nos trois plus grands poètes ».

Radomir Konstantinović (1971) souligne que Jovan Dučić « est le premier dans la culture serbe à avoir affiché, sans ambages, le principe du bonheur personnel comme principe le plus sublime dans la vie, qui unit la beauté et la morale. Il s’agit de son attitude personnelle qu’il s’obstinait à cultiver »[20]. Il dit ensuite que le poète considérait que « l’homme est le forgeron de son propre destin : son bonheur dépend uniquement de lui. Le bonheur consiste, encore une fois, à connaître son but, mais non pas moins les moyens de le réaliser ». Dans tout cela, « l’intention centrale » est importante, elle aussi. Le plus heureux a le plus de réussite, certes : homo unius idee ». En s’appuyant sur ce constat, Konstantinović donne par la suite tout un catalogue de caractéristiques spécifiques à la poésie de Dučić et à son attitude existentielle, comme par exemple : « le désir de son propre vouloir faire », « l’amour pour l’infini », « le culte de l'inexistence », « le donjuanisme nomade », « la complexité problématique de son propre Moi », « la dialectique du paradoxe », « la transposition du langage de l'idée dans le langage de l’image » etc.  Ce regard de Konstantinović sur Dučić s’inscrivant dans une démarche initiale qui consistait à interroger les fondements de la culture serbe, beaucoup d’éléments dans ce catalogue ont une connotation négative. En ce sens, on pourrait dire que la lecture inspirante de Konstantinović rejoint les tentatives de contestation de la poésie de Jovan Dučić révélées pendant les années 1950. […]

Dans son texte « Notes sur Dučić » (1978), Milovan Danojlić soutient que « la poésie amoureuse de Dučić est la partie la plus faible de son opus poétique »[21] tout en remarquant que  « si les plus beaux poèmes de ce poète ont été créés comme le fruit de l’observation et de l’appréhension de la nature, les plus touchants d’entre eux ont été écrits dans un malaise existentiel et dans un désir ardent de l’absolu, désir qui fut rallumé un peu plus tard ». « L’histoire, affirme Danojlić, est sa passion intellectuelle ». La poésie patriotique motivée par ces idées représente « le modèle d’une rhétorique parfaitement élaborée et appliquée ». Danojlić exprime aussi toute une série de remarques, certes, mais il mesure avec justesse leur impact sur l’ensemble de l’opus du poète. Ainsi, par exemple, il observe que nous ne pouvons pas rencontrer « une telle élégance de la diction dans la poésie serbe ni avant ni après Dučić », avant d’ajouter qu’il arrivait chez Dučić, notamment lors de sa première phase de création, mais sans qu’il puisse s’en rendre compte, que « la tonalité sublimée se transforme en pathétique, sa rhétorique puissante en bavardage, son élégance en préciosité. Il arrivait aussi que son esprit rationnel devienne excessivement sérieux et que la réflexivité se transforme en sa parodie ». Malgré toutes ces remarques, sa conclusion est très claire et positive : « On doit à Dučić au moins une vingtaine de poèmes exceptionnels et une trentaine de poèmes excellents. C’est déjà beaucoup ».

Outre les textes critiques sur l’opus de Jovan Dučić, il existe aussi de nombreuses études qui relèvent de l’histoire littéraire qui nous permettent de mieux saisir la place et l'importance de Jovan Dučić dans la poésie serbe. […] Ainsi celle de Vladeta R. Košutić – Les Parnassiens et les symbolistes chez les Serbes (1967) – contient des observations fort intéressantes. Sans elle, la poésie serbe de cette période aurait été privée de connaissances relevant du contexte comparatiste : les ressemblances, les liens et les contacts des poètes serbes avec des parnassiens et des symbolistes, plus précisément l’influence que les Français ont exercée sur nos poètes y sont présentés avec minutie et en détail. Pour des raisons méthodologiques tout à fait compréhensibles, l’auteur a laissé de côté les jugements de valeur. Il  les a inclus seulement au moment où il fallait juger si l’emprunt à une autre culture avait été positif. Bien évidemment, l’étude s'avère très pertinente dans les passages qui expliquent la cause de certaines conventions poétiques dans la poésie lyrique de Dučić. Ainsi, par exemple, Košutić remarque que « tout naturellement, Dučić a emprunté aux parnassiens l’adoration de la nature et le principe de l’art pour l’art  (‘Ma poésie’) mais aussi l’attitude à l’égard des sentiments qui ne respectent pas les règles de la démocratie (‘La Petite princesse’). D'un point de vue formel, le poète a accordé une grande importance au perfectionnement des formes à l’instar de Lisle, Hérédia ou Baudelaire. Enfin, comme d’ailleurs tous les poètes parnassiens, il a réussi à atteindre l’idéal de transposition des arts »[22]. Cependant, « le poète n'a pas emprunté ces idées symbolistes des fondateurs du symbolisme, il s'est inspiré de certains symbolistes moins connus, en premier lieu Samain, Régnier et Rodenbach, en ce qui concerne les influences visibles. Cette influence symboliste se manifeste chez Dučić en particulier dans son rapport au paysage : dans l’écoute ‘du soupir de l’être et des choses ‘, ‘de l’horloge invisible’, dans ‘le bruissement des étoiles’, dans le reflet du chagrin et de la tristesse du monde extérieur. L’impressionnisme de l’épithète renforce davantage la rhétorique narrative : les ombres moites ; l’argent froid et muet ; la pénombre transparente ; la sérénité chaude ; l’aile de l’éternel, large et effrayante, etc. »[23]. […]

L’étude de Slavko Leovac Jovan Dučić, son œuvre littéraire (1985), outre les analyses de plusieurs poèmes et de cycles entiers, contient toute une série d'observations portant sur la place que l’œuvre de Dučić occupe dans le contexte de l’histoire des idées et des relations globales entre civilisations. On y trouve encore des observations sur l’évolution du poète. Selon Leovac, Dučić « était un poète assimilateur », mais qui – « à une époque caractérisée par l’abondance de théories esthétiques et de poétiques différentes – privilégiait l’idée grecque de l’harmonie et de la beauté » De même, il tenait à « créer des œuvres poétiques éternelles, dépourvues d’effets passagers et éphémères ». Ce n’est que lors d'une phase plus tardive que Dučić « tente de concilier l’idée grecque de la beauté, et l’idée palestinienne et judéo-chrétienne de Dieu. Il tient à ce que son idée de la beauté rejoigne celle de Dieu, de Christ ». [24]  Ainsi, Dučić écrira ses meilleurs poèmes dans le cadre de la poétique « de la métaphysique des sentiments[25] ».

Slobodan Vitanović accorde pour sa part une attention toute particulière à l’œuvre de Jovan Dučić. Dans son étude Jovan Dučić sous le signe d’Éros (1990), il étudie le problème de la thématique de l’amour dans l’opus de ce poète, dans ses essais et dans ses poèmes en prose comme d'ailleurs dans sa poésie et même dans sa prose inédite. Après une analyse attentive de chacun des textes, Vitanović constate que « la poésie amoureuse de Dučić n’est jamais érotique du point de vue descriptif : elle est plutôt suggestive du point de vue psychologique. Dučić ne décrit pas, ne s’arrête pas aux apparences des phénomènes et des choses, il s’intéresse beaucoup plus à leur manifestation. Le poète dépeint les impressions, les états d’âme, les humeurs et les réflexions que ces phénomènes sont susceptibles d’éveiller en lui. Son lexique amoureux est avant tout abstrait. Il réussit à dire beaucoup plus à travers les sonorités extraordinaires du langage que par les outils picturaux du langage. En partie pour cette raison, le langage chez Dučić est autant riche que soutenu, dénué de toute tonalité brute et vulgaire. »[26]

Dans une autre étude, Jovan Dučić sous le signe d’Apollon et de Dionysos (1994), Vitanović traite le problème de la poétique explicite de Dučić, autrement dit, son regard sur la littérature et ses convictions poétiques. En apercevant le positionnement dit « européiste » dans l'attitude de Dučić vis-à-vis de la poésie, de la littérature, de l’art et de la culture, Vitanović se concentre sur trois aspects de son crédo poétique : son rapport à l’histoire de la culture européenne, son rapport aux époques et mouvements littéraires, et certains problèmes littéraires et critiques bien précis. […] En outre, remarque-t-il, s’il fallait situer Dučić « dans une grande époque ou dans un mouvement de l’histoire de l’art européen et de la pensée artistique », dans tous les cas « cela ne serait ni le romantisme, ni le réalisme, mais avant tout le classicisme dans sa forme créatrice et non académique. Cette catégorisation englobe l’esprit helléniste, la renaissance, ainsi que le Parnasse et le symbolisme. »[27]

La troisième étude de Vitanović Jovan Dučić sous le signe d’Athènes (1997), est consacrée à l’analyse des idées de Dučić sur « la nation, l’histoire, l’état et la politique ». C’est grâce à ces idées-là, que ce chercheur a pu saisir la complexité et la largeur de l’esprit du poète : « Quoique au premier regard contradictoire, Dučić est toujours unique et singulier. Tout au long de son chemin de créateur, sur lequel il monte comme sur une échelle, il démontre sa double appartenance : il est le poète originaire de Trebinje et de la mer, de l’Herzégovine, il est Serbe, certes, mais également Européen dans tous les aspects, ancré profondément et avec fascination dans la tradition classique et helléniste comme dans la tradition européenne, notamment dans la culture de la post-renaissance.[28] […]

Progressivement le travail de Jovan Dučić est devenu aussi un objet d’études littéraires dans le domaine de l’histoire des idées. À ce propos, nous mentionnerons deux journées d’études, organisées par l’Académie des Sciences et des Arts de Serbie, qui réunirent nombre de chercheurs de profils différents dont les communications furent publiées dans deux recueils. Le premier, intitulé Srpski simbolizam – tipološka izučavanja / Le symbolisme serbe – recherches typologiques (1985), a donné de plus amples précisions sur le mouvement littéraire mentionné dans le titre, ainsi qu’une série de textes importants qui permettent de mieux comprendre l’opus littéraire de Jovan Dučić (contributions de Predrag Palavestra, Ivan V. Lalić, Svetozar Koljević, Zvonko Kovač, Rajnhard Lauer, Slavko Leovac, Novica Petković, Tomas Ekman, Đorđije Vuković, Svetlana Velmar-Janković, Ana Radin, Mila Stojnić, et Zoran Konstantinović).

Le deuxième recueil, intitulé O Jovanu Dučiću / Jovan Dučić (1996, a été publié à l’occasion du cinquantenaire de la mort du poète. Il contient des textes divers parmi lesquels il faut mentionner d’abord des études générales sur l’œuvre du poète, sur son évolution et sur son importance (Predrag Palavestra, Matija Becković, Slavko Leovac, Vuk Krnjević, Borivoje M Karapandžić, Miodrag Stajić, Radomir Baturan, Slobodan Rakitić, Nenad V. Petrović, Ljubomir Simović, Dragutin Ognjanović, Pavle Zorić). D’autres textes traitent du rapport de Dučić à la tradition (Miron Flašar, Slobodan Vitanović), d’autres encore des problèmes de la réception critique du poète (Gojko Tešić, Staniša Tutnjević, Milentije Đorđević). On y trouve également des études portant sur la problématique du genre et des idées (Mila Stojnić, Vesna Matović, Zlata Bojović, Vasilije Krestić, Dušan Puvačić, Tatjana Rosić, Slobodanka Peković et Mirko Magarašević) ou encore l’analyse de certaines œuvres (Ivo Tartalja) et l’explication des rapports entre poésie et musique (Ana Stefanović). À l’évidence, le cercle d’historiens littéraires qui étudient l’œuvre de Dučić va grandissant.

La poésie de Jovan Dučić a été également étudiée dans le cadre de recherches spécialisées ayant pour objectif de mettre l’accent sur l’un des aspects particuliers de son œuvre poétique. Ainsi plusieurs contributions intéressantes abordent le vers et les qualités rythmiques dans la poésie de Dučić. Évoquons d’abord celle de Novica Petković intitulée « Le rythme et l’intonation dans évolution du vers serbe » (1985). C’est une contribution importante non seulement à l’étude théorique de la versification mais aussi à la description historique des vers dans la poésie serbe des XIXe et XXe siècles. En outre, nous pourrions trouver ici des observations très intéressantes sur les spécificités du vers chez Dučić et sur ses finesses rythmiques et intonatives. Dans ses analyses perspicaces qui portent sur le rôle des limites constructives des vers, sur l’organisation des entités syntaxiques et notamment sur les facteurs intonatifs, Petković a particulièrement souligné l’importance de Jovan Dučić et de Milan Rakić dans la poésie serbe. L’emploi d’une syntaxe raffinée, plus élastique, de l’enjambement bien conçu, ainsi que l’utilisation de rimes très recherchées et de cadences élégantes, a permis d’atteindre, chez ces deux poètes modernistes, des effets esthétiques sans lesquels on ne saurait comprendre leur importance.[29]

Dans Études sur le vers serbe (1996), Leon Kojen traite de la même problématique. En analysant l’évolution du vers serbe, ce chercheur s’intéresse plus particulièrement à la description du vers romantique et postromantique. S’agissant de ce dernier type de vers, Kojen se focalise sur Milan Rakić et Jovan Dučić mais donne un avantage évident au premier lorsqu‘il s’agit de comparer le raffinement de leurs procédés métriques et rythmiques. Selon lui, les deux poètes ont introduit certains changements dans les canons des vers préalablement définis, comme par exemple les ïambes de onze syllabes et les trochées de douze syllabes. Ces changements (notamment, la distribution des syllabes fortes et faibles, l’emploi de la césure, l’organisation des demi-vers, des enjambements, le transfert de la mélodie d’une phrase dans la strophe suivante etc.) ont fait en sorte que tous ces canons métriques atteignent leurs limites.[30] […]

Dans son L’Histoire de la littérature serbe (1983) Jovan Deretić résume les analyses théoriques et littéraires diverses et rappelle certains jugements portés sur le poète. Il en déduit que « Dučić a, à la fois, quelque chose de grand et de froid propre à un monument qui date d’une époque importante, mais révolue », et ajoute que « Dučić parle au lecteur d’aujourd’hui avec une plus grande distance que la majorité des poètes de son époque »[31]. Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, une telle formulation semble être trop sévère, voire fausse, mais d’une certaine manière également acceptable si l’on prend en considération la situation qui modelait le goût du public poétique des années 1970 et du début des années 1980. Ces années furent, en effet, marquées par la critique radicale de la poésie métaphysique ; celle-ci, point d’ancrage principal chez Dučić, sembla à nouveau en proie à une forte crise quant à sa réception.

Le XXe siècle a connu des bas dans la réception critique de la poésie chaque fois qu’il y avait un changement de goût poétique et le besoin de s’écarter de la tradition prônée, principalement, par Dučić. Comme nous l’avons vu, le modernisme au cours des années 1920, et notamment le mouvement de l’avant-garde, a mis au jour la première crise importante entre Dučić et son public : plus précisément, entre le poète et l’horizon d’attente dominant chez des lecteurs serbes. La période de « la socialisation » de la littérature au cours des années 1930 a encore creusé cet écart dans la communication, écart qui deviendra définitif pendant la Deuxième Guerre mondiale sous la pression d’un conflit idéologique irréconciliable : Dučić a été qualifié de conservateur, de nationaliste, de chauviniste, de réactionnaire, de traître et de bien d’autres qualificatifs négatifs.

Le modernisme des années 1950 a ravivé les malentendus avec le concept poétique qu’incarnait Dučić. Pourtant, très rapidement, la deuxième vague des jeunes poètes (B. Miljković, I. V. Lalić, entre autres), a réussi à établir le contact avec l’œuvre de ce poète, leur grand prédécesseur. Durant les années 1960, au moment où l’on a pris conscience des concepts spécifiques de la tradition poétique serbe, des jugements généraux sur l’œuvre de Dučić sont apparus sous une forme plus objective, ce qui a permis au poète de recouvrer sa réputation. Il est très important que Miodrag Pavlović, l’un des poètes phare de la poésie moderniste serbe, ait donné une contribution décisive dans la réévaluation de l’œuvre de Dučić. Au cours des années 1970, le courant dominant dans la poésie serbe est très loin des principes poétiques prônés par Dučić, ce qui favorise une nouvelle crise dans la réception critique de son œuvre. Cependant, le radicalisme de la néo-avant-garde étant sur le point de s’éteindre et le postmodernisme, plus pacifique, d’établir un nouveau paradigme poétique, il s’est avéré que le goût des années 1980 et 1990 avait beaucoup plus de souplesse et de compréhension à l’égard de la tradition poétique, y compris de la poésie de Jovan Dučić.      

En effet, dans la dernière décennie du XXe siècle, Jovan Dučić a regagné entièrement sa réputation, grâce aux critiques et essayistes déjà mentionnés, mais également grâce aux textes et aux contributions de Pavle Zorić, Vuk Krnjević, Slobodan Rakitić, Gedeon Stajić, Svetlana Velmar-Janković, Đorđije Vuković, Radovan Vučković, Miloslav Šutić, Staniša Tutnjević, Dragomir Brajković, Mihajlo Pantić, Dušica Potić, Alksandar Petrov, Stevan Raičković, Borislav Radović, Ljubomir Simović, Milan Radulović, Radomir Baturan, Nenad Grujičić, Jovan Zivlak, Gojko Božović, Petar Milosavljević, Jovan Delić, Milosav Tešić… L’un des « gardiens » de la poésie de Dučić, le poète Rajko Petrov Nogo, prononcera les jugements prégnants sur l’importance et la spécificité de la voix lyrique de Dučić : « Si Petar Petrović Njegoš est notre paradigme épique – et il l’est véritablement – Jovan Dučić est notre paradigme lyrique. »[32]

Novica Petković, quant à lui, a exprimé des jugements clairs et des arguments convaincants sur l’importance de Jovan Dučić dans la poésie serbe (1985, 1996, 2000). Il a par ailleurs mis en valeur la capacité du poète à amalgamer les expériences de son pays d’origine et celles provenant de l’étranger : « Dučić a créé un vers qui équilibre rythme et mélodie, mais sur le fond linguistique de l’Herzégovine. Je trouve que sa phrase extrêmement soignée résonne le mieux dans la langue serbe. Ainsi, la musicalité de notre dialecte du sud est entrée dans le tissu littéraire moderne. »[33] De cette manière, le poète a réussi à associer fortement la poésie et la musique, même si celles-ci se dissocieront à nouveau lors de la période de l’avant-garde qui lui succédera. […]

Telle serait la réception de la poésie de Dučić observée dans ses rapports avec la dynamique poétique et en fonction des changements de paradigmes créateurs au XXe siècle. Il va de soi qu’il y avait toujours la possibilité, et il en est toujours ainsi de nos jours, d’appréhender la poésie de Dučić en dehors de ces périmètres d’actualisation. Le dynamisme de la tradition peut être arrêté à un moment donné, afin de pouvoir  mieux observer le système de valeurs actuel, et de pouvoir examiner la poésie serbe, en tant qu’entité cohérente, dans son évolution historique. C’est ainsi que Predrag Palavestra, en résumant ce système du point de vue littéraire et historique, a écrit dans son Histoire de la littérature serbe moderne (1986) : « Poète métaphysique, Dučić est un héritier digne de la tradition de la poésie discursive qui avait été marquée préalablement par Jovan Sterija Popović, Njegoš et Laza Kostić, et transmise aux poètes modernes intéressés par les questions universelles et éternelles : celles de l’âme humaine ».[34] Malgré les très fortes oscillations dans les jugements critiques, les jugements des historiens littéraires s’accordent sur plusieurs points de vue quand il s’agit de la grande importance de la poésie de Dučić au sein de la tradition poétique serbe. D’ailleurs, l’un des segments d’une importance décisive de cette tradition s’est justement vu décerner le nom de Dučić.



NOTES

[1] « Un homme pas du tout sympathique, égoïste, sans caractère, pas intelligent, un nouveau riche et un snob. Il est parti de Trebinje, pauvre, afin de mener sa carrière sans ménager ses efforts, mais sans accepter non plus de compromis moral. Il a fini par jouir des plus grands honneurs en tant que poète et diplomate ainsi que de positions et de revenus importants » ; « il n’était pas un grand Monsieur au sens positif du terme, comme l’était Milan Rakić » ; « encore une fois avant sa mort, après avoir suscité des controverses à cause de son attitude grand-serbe, il est mort comme tchetnik-émigrant ». (Marko Ristić, Književna politika [La politique littéraire], Prosveta, Belgrade, 1952, p. 254.)

[2] Dans l’étude qui porte sur le premier recueil de la poésie de Dučić, nous trouvons également les jugements suivants : « Au fond de la poésie de Dučić, il y a quelque chose de brumeux, d’embrouillé, de lointain dans la tonalité », « Il ne distingue pas clairement les couleurs », « Le côté intellectuel de sa poésie est faible, le cercle de ses idées est  quelque peu rétréci », etc. Voir : Jovan Skerlić, Pisci i knjige V [Les écrivains et les livres], Prosveta, Belgrade, 1964, p. 21-32.

[3] Par exemple, Matoš dit que Dučić, beaucoup plus que Vojislav Ilić, « rend son paysage abstrait, le généralise et l’appauvrit », qu’il « a une échelle émotive basse », ou encore que son style est influencé par la phrase française, etc. Antun Gustav Matoš, Eseji i feljtoni o srpskim piscima [Essais et feuilletons sur les écrivains serbes], Prosveta, Belgrade, 1952, p. 222-253.

[4] En d’autres occasions Skerlić exprime également ses réserves à l’égard de la poésie de Jovan Dučić. Dans le texte « La renaissance de notre poésie patriotique » (1908), plus particulièrement dans la partie qui se rapporte à Jovan Dučić et Sima Pandurović, il dénonce „une poésie si froide, purement formelle, pessimiste au point d’être infertile, pas du tout passionnante du point de vue artistique, inhumaine et antinationale, sans vitalité, voire avec un certain mépris de la vie, indifférente envers tout ce qui n’est pas la subtilité des sentiments, l’élégance des mots ou la musique de la phrase ». Op. cit., p. 86-99.

[5] Voir son article « Jovan Skerlić kao književni kritičar » [Jovan Skerlić, critique littéraire], in Kritički radovi Bogdana Popovića [Les travaux critiques de Bogdan Popović], Matica srpska – Institut de la littérature et des arts, Novi Sad - Belgrade, 1977, p. 355.

[6] Bogdan Popović, « Teme i misli u Dučićevom pesništvu » [Les thèmes et les pensées dans la poésie de Dučić], in Jovan Dučić, Sabrana dela [Œuvres complètes], livre I, Narodna prosveta, Belgrade, 1929, p. XI, XII et XX.

[7] Jeune critique à l’époque, Velibor Gligorić s’est montré le plus sévère. Mais ses réserves à l’égard de Dučić, qu’il considère d’ailleurs comme un poète typiquement féminin à l’artisme très accentué et sans spontanéité, témoignent bien plus du malentendu entre le critique et la poétique et la tradition spécifique revendiquées par Dučić, que des défauts personnels du poète. Voir le texte de Gligorić inclus dans son ouvrage précoce Lica i maske [Visages et masques], Belgrade, 1927, p. 19-26.

[8] Isidora Sekulić, Iz domaćih književnosti [De nos littératures], Sabrana dela IV [Œuvres complètes, tome IV], Matica srpska, Novi Sad, 1964, p. 264-267.

[9] Nikola Mirković « Jovan Dučić », in Međuratni kritičari [Les critiques de l’entre-deux-guerres], sous la direction de Milan Radulović, Matica srpska - Institut des lettres et des arts, Novi Sad - Belgrade, 1983, p. 235-236 et 253.

[10] Tous les citations de Slijepčević sont tirées de son article « Jovan Dučić », in Kritički radovi Père Slijepčevića [Les travaux critiques de Pero Slijepčević], sous la direction de Predrag Protić, Matica srpska - Institut des lettres et des arts, Novi Sad - Belgrade, 1983, p. 247-273.

[11] Midhad Begić, « Modernistička gama Dučićeva » [La gamme moderniste de Dučić], in Raskršća [Carrefours], Svjetlost, Sarajevo, 1957, p. 182 et 196.

[12] Zoran Mišić, Antologija srpske poezije [Anthologie de la poésie serbe], Matica srpska, Novi Sad, 1956, p. 108.

[13] Le critique ajoute : « C’est la raison pour laquelle tout est clair, achevé et définitif ». Voir la préface de : Jovan Dučić, Pesme, putopisi, eseji [Poèmes, récits de voyage, essais], Matica srpska - Srpska književna zadruga, Novi Sad - Beograd, 1957, p. 12.

[14] Ibid.., p. 16.

[15] Zoran Gavrilović, « Jovan Dučić », in Od Vojislava do Disa [De Vojislav à Dis], Nolit, Belgrade, 1958, p. 43 et 69.

[16] Zoran Gavrilović, « Jovan Dučić – simbol naših nesporazuma » [Jovan Dučić – le symbole de nos malentendus], in Zapisi o srpskim pesnicima [Notes sur les poètes serbes], Slovo ljubve, Belgrade 1977, p. 139-158.

[17] Miodrag Pavlović, Osam pesnika [Huit poètes], Prosveta, Belgrade 1964, p. 51. Les citations qui suivent sont également tirées de cet ouvrage (voir les pages : 10, 15, 16, 18, 1 et 29).

[18] Voici comment il définit les défauts du poète : « Il connaît ses propres intentions et il sait par quels moyens les réaliser : le problème, c’est que ses intentions ne relèvent pas toujours du registre le plus soutenu, et que parfois, s’appuyant trop sur sa facilité d’écriture, il bascule dans la routine ». Ibid., p. 48.

[19] « Usamljenik » [Le Solitaire], in : Milan Kašanin, Sudbine i ljudi [Les gens et leurs destins], Prosveta, Belgrade 1968. Les citations qui suivent sont extraites de cet ouvrage (voir les pages : 326, 327, 329, 332, 335, 336, 338, 341, 345, 3352 et 355).

[20] Toutes les citations qui se rapporte à Radomir Konstantinović sont extraites de son ouvrage Biće i jezik 2 [L’Etre et la langue], Prosveta – Rad - Matica srpska, Belgrade - Novi Sad 1983 (p. 339, 341, 360, 361, 365, 370, 377, 384, 391).

[21] Milovan Danojlić, « Zapisi o Dučiću », préface à l’ouvrage : Jovan Dučić, Sto pesama [Cent poèmes], Slovo ljubve, Belgrade, 1979, p. 25. Les citations qui suivent sont également tirées de cette préface (pages : 30, 18-20, 16, 36).

[22] Vladeta R. Košutić, Parnasovci i simbolisti u Srba [Les parnassiens et les symbolistes chez les Serbes], Académie des sciences et des arts, Département de littérature et de langue, livre 16, Belgrade 1967, p. 83.

[23] Ibid.., p. 84.

[24] Slavko Leovac, Jovan Dučić – književno delo [Jovan Dučić, son œuvre littéraire], Svjetlost, Sarajevo 1985, p. 90, 95, 97 et 154. Sur les aspects qui portent sur la création de Dučić, voir l’étude de Leovac Helenska tradicija i srpska književnost dvadesetog veka [La tradition helléniste et la littérature serbe du XXe siècle], Veselin Masleša, Sarajevo 1963.

[25] C’est une expression de Dučić (« metafizika osećaja ») notée dans son essai sur Sully Prudhomme. Leovac l’utilise afin de désigner la phase de maturité chez le poète.

[26] Slobodan Vitanović, Jovan Dučić u znaku Erosa [Jovan Dučić sous le signe d’Éros], Filip Višnjić, Belgrade 1990, p. 168-169.

[27] Slobodan Vitanović, Jovan Dučić u znaku Aplona i Dionisa  [Jovan Dučić sous le signe d’Apollon et de Dionysos], Académie des sciences et des arts, Département de langues et de littérature, livre 47, Belgrade 1994, p. 197.

[28] Slobodan Vitanović, Jovan Dučić u znaku Atene [Jovan Dučić sous le signe d’Athènes], Académie des sciences et des arts, l’Institut des études balkaniques, livre 71, Belgrade, 1997, p. 258.

[29] « En conséquence, le rythme du vers chez Dučić ne peut pas être décrit correctement sans y ajouter le rapport qui s’instaure entre la construction métrique et la gamme syntaxique et intonative ». (Novica Petković, « Prilog proučavanju ritma i intonacije u razvoju srpskog stiha od romantizma do simbolizma » [Contribution à l’étude sur le rythme et sur l’intonation du vers serbe du romantisme au symbolisme], in : Le symbolisme serbe : les recherches typologiques, SANU, Belgrade 1985, p. 447 ; dans les éditions ultérieures ce texte apparaît sous le titre « Ritam i intonacija u razvoju srpskog stiha » [Le rythme et l’intonation dans évolution de vers serbe]). 

[30] Leon Kojen, Studije o srpskom stihu [Études sur le vers serbe], Izdavačka knjižarnica Zorana Stanojevića, Sremski Karlovci - Novi Sad 1996, p. 371-372.

[31] Jovan Deretić, Istorija srpske književnosti [L4Histoire de la littérature serbe], Nolit, Belgrade, 1983, p. 449.

[32] Rajko Petrov Nogo, « Beleška o piscu » [Note sur l’écrivain], in : Jovan Dučić, Poezija [Poésies], BIGZ, Belgrade 1995, p. 322.

[33] Novica Petković, « Na granici jezika i muzike » [Aux confins de la langue et de la musique], Politika, le 23 mars 1996.

[34] Predrag Palavestra,Istorija moderne srpske književnosti — zlatno doba 1892-1918 / Histoire de la littérature serbe moderne : L’Âge d’or 1892-1918, Srpska književna zadruga, Belgrade, 1986, p. 268.

 

In : Ivan Negrišorac, Lirska aura Jovana Dučića [L'aura lyrique de Jovan Dučić], Belgrade, Zavod za udžbenike, 2009, p. 34-63.


Traduit du serbe par Jelena Antić 


Date de publication : juin 2015

> DOSSIER SPÉCIAL : JOVAN DUČIĆ

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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