Svetlana Velmar-Janković

 

GRČKA KRALJICA

LA REINE DE GRÈCE,

ce petit coin en ruine


 

Grcka kraljica aujourdhui

Grčka kraljica, aujourdui

J’essaie de me rappeler le temps – jusqu’à quelle année – où, au retour d’une promenade au Kalemegdan, je pressais le pas afin d’aller prendre un café à Grčka kraljica, La Reine de Grèce. Cela remonte à quand ? Le café n’y avait ni goût particulier, ni odeur spéciale, non, c’était un café « turc » ordinaire, pareil à ceux qu’on pouvait vous servir dans la majorité des cafés de Belgrade, tant dans le centre qu’à la périphérie de la ville, tant à l’entrée de la rue Knez-Mihailova qu’à l’autre extrémité du boulevard Kralja Aleksandra, avant la bifurcation vers Mirijevo. Au demeurant, ce que l’on nommait la périphérie n’existe plus, de nos jours se trouvent partout de nouvelles localités qui, non seulement bannissent les anciennes dénominations, mais effacent aussi les concepts vieillots tel celui de périphérie. Car, enfin, qui se risquerait aujourd’hui à affubler Mirijevo de ce nom de périphérie ? Personne qui soit au fait du développement des « structures urbaines contemporaines ».

Mais revenons à La Reine de Grèce. Si ce liquide noir doux amer que nous nous plaisions à boire ne se caractérisait pas par sa spécificité, alors que nous le proclamions haut et fort, La Reine de Grèce était surtout fréquentée pour l’atmosphère du temps passé qui y avait sédimenté et qui vous saisissait dès vos premiers pas sous le plafond passablement négligé du plus ancien café de Belgrade. Les gens enclins à la réflexion sur le temps jadis, au nombre desquels je me compte, ne pouvaient se soustraire aux assauts de souvenirs divers, personnels ou appartenant à d’autres. Tout en sirotant mon café, je me suis maintes fois interrogée sur l’apparence réelle de ce lieu en 1835, quand il fut construit sur des fondations en forme de rectangle irrégulier, et sur sa conformité avec les lignes de régularisations municipales alors en vigueur. Dans son livre Hôtels et cafés du XIXe siècle à Belgrade, le Pr Divna Đurić-Zamolo cite au sujet de ce café un fait important, extrait de la liste des cafés belgradois établie en 1860, et nous découvrons ce qui suit : « Mejana (auberge) de M. Jovan Kumanudi, banquier. Tenue à bail par Janko Lazarević, résident de cette ville. Ouverte il y a 25 ans, sans autorisation. Construite en matériaux divers. Outre l’auberge, comporte 8 chambres, 2 cuisines et 1 cave. Cette mejana porte le nom d’Auberge du despote et se situe à l’entrée du croisement, juste avant la Menzulana[1] et aux abords du Kalemegdan. »

La mejana n’a pas reçu son premier nom, comme on pourrait le supposer, d’après le despote Stefan Lazarević, le bâtisseur et souverain de la première et puissante ville serbe qui domine la confluence de la Save et du Danube au XVe siècle, mais d’après l’aubergiste Despot Stefanović, alors membre important de la corporation des aubergistes qui avait construit son établissement sur son terrain, dans le proche voisinage du Kalemegdan. Au fil des décennies, la disposition des chambres à l’étage s’est modifiée : en 1860, il y en avait 8, dans la première décennie du XXe siècle, en cette année très difficile que fut 1908 et où beaucoup de clients étaient étrangers, leur nombre se montait à 11, et pendant l’entre-deux-guerres mondiales, selon le Pr Đurić-Zamolo, à 14, toutes aménagées de façon moderne. La Reine de Grèce fut tout le temps considérée comme un hôtel de second ordre même si une réclame de 1896 affirmait que toutes les chambres « offrait le meilleur confort », que « le personnel parlait plusieurs langues étrangères, que l’éclairage était électrique et la cuisine de grande classe, serbe. » Descendaient surtout à l’hôtel des négociants venus et de province et des pays voisins, et le café accueillait le monde de ladite čaršija belgradoise, des commerces des rues Kralja Petra, Dubrovačka, Knez-Mihailova, Vasina, Čika-Ljubina, Obilićev venac.

Témoin de premier plan de l’histoire de Belgrade au XIXe siècle, le Pr Đurić-Zamolo décrit comme suit ce qui se passait devant le jadis hôtel à l’entrée de la rue Knez-Mihailova : « Chaque matin se rassemblaient devant La Reine de Grèce divers marchands de craquelins, de pain blanc, de grains de maïs soufflé, de salep[2], de boza[3], qui faisaient l’article à pleine voix. » Après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’une nouvelle période historique s’était ouverte et qu’on ne voyait pas d’un bon œil les hôtels privés ni toute entreprise privée quelle qu’elle fût, s’installèrent à l’étage de l’ex-hôtel douze nouveaux locataires – dans les 14 chambres – tandis qu’au rez-de-chaussée le café poursuivait son activité sous le nouveau nom de Plavi Jadran, L’Adriatique bleue une sorte d’établissement dédié à la restauration collective, une activité alors tenue pour être de très haute valeur. Au cours de la période suivante, la nôtre, où on accorde à nouveau un haut prix à ce qui est privé, le café se vit rebaptiser La Reine de Grèce mais sans que l’on se préoccupât de la préservation de l’un des édifices les plus anciens toujours existants dans la rue principale de Belgrade, sur le petit coin face au Kalemegdan.

 

Grčka kraljica les années 1960 

Grčka kraljica, les années 1960

La Reine de Grèce est depuis longtemps fermée et, selon les plus informés, tout s’est totalement effondré à l’intérieur, tout comme le mobilier originel vermoulu et les souvenirs épars, dilués, qui tombent en poussière.

Comment avons-nous pu oublier la place qu’occupait ce vieux café, cet hôtel jadis modeste en plein centre d’une ville misérable qui se précipite vers l’Europe, dans le développement culturel de notre petit peuple ? Pourquoi oublions-nous avec autant d’aisance ce que nos prédécesseurs ont su atteindre et obtenir ?

Dans son essai « Entre mémoire et oubli », le célèbre théologien et anthropologue allemand Johann Baptist Metz affirme l’indéniable prépondérance de l’oubli dans notre société européenne moderne et pose une question à l’adresse et de son lecteur et de lui-même : « Que dire de la prépondérance actuelle de l’oubli, de la grande amnésie culturelle dans laquelle, prétendument, nous vivons ? Ne sommes-nous pas dans ce monde informatisé qui est la nôtre, capable de l’oubli sous toutes ses formes ? Néanmoins, la société entièrement maillée par l’informatique et à laquelle toujours plus nous adhérons ne peut se dresser contre cette faculté d’oubli. »

Évoquant Nietzsche qui, selon lui, n’était en rien un fanatique aveugle de l’oubli, Baptist Metz cite cette pensée nietzschéenne : « Donc, ce que sous-entend le concept d’amnésie culturelle est l’extinction de la douleur causée par le souvenir dans la mémoire culturelle de l’homme. » Metz en appelle aussi au penseur français Jean-François Lyotard qui proclame : « Il existe deux manières d’oublier. La première est l’effacement de toute trace, afin qu’il ne soit plus rien dont on puisse évoquer le souvenir (ce que les nazis tentèrent de faire avec les chambres de la mort) ; la seconde est ‘la mémoire parfaite’, à savoir la prétendue assurance qu’un événement peut se gommer et s’expliquer par le simple fait d’être (a posteriori) présenté. »

Quoique la raison immédiate de l’essai de Baptist Metz soit un débat sur la signification et l’interprétation de l’holocauste à Auschwitz et dans les autres camps de la mort nazis, les questionnements qu’il livre peuvent nous apparaître à nous, aujourd’hui, d’un remarquable intérêt et d’une remarquable actualité, surtout en liaison avec notre récit sur l’oubli dans lequel tombe, outre La Reine de Grèce, toutes les autres vitrines importantes, disons, de la rue Knez-Mihailova. Prêtez l’oreille, un bref instant, à ce qu’il dit :

« À dire vrai, il n’existe pas uniquement l’histoire superficielle de l’espèce HOMME, mais il en est aussi une autre, en profondeur, et qui n’en est que plus vulnérable. Les orgies de force et de violence n’acquièrent-elles pas de nos jours la puissance normative du factuel ? Ne détruisent-elles pas derrière le bouclier de l’amnésie, la foi civilisationnelle que nous avons depuis la nuit des temps en les réserves culturelles et morales sur lesquelles se fonde l’humanité de l’homme ? Quelles quantités de ces réserves ont été consommées ou restent à être consommées ? N’est-ce pas là un adieu fait à cette représentation de l’homme qui, jusque-là dans l’histoire, nous était familière ? Alors que règne la culture de l’amnésie, et après avoir tué Dieu, l’homme ne se perd-il pas lui-même toujours davantage et aussi dans ce que, jusqu’alors, nous nommions avec tellement d’emphase son ‘humanité’ ? »

Chers lecteurs, peut-être trouverez-vous quelque peu outrancier le ton dramatique avec lequel le théologien Baptist Metz pose ses questions qu’il adresse à nous tous qui nous sentons appartenir à la civilisation européenne, mais, voilà, je vous les transmets. En vérité, pourquoi des incertitudes aussi grandes se font-elles jour à propos d’un vieux café en ruine de Belgrade ? Il ne serait sûrement pas bien difficile de trouver quelqu’un qui posséderait le capital nécessaire et qui, très volontiers, raserait totalement La Reine de Grèce et construirait en lieu et place un hôtel moderne, magnifique – n’est-ce pas là précisément ce qu’il faut faire ? Et ce, côte à côte avec ce monstre d’hôtel qu’on envisage de bâtir rue Rajićeva, qui, avec ses niveaux de garage souterrains comblera les espaces de fragments des siècles qui subsistent depuis le temps de la Singidunum romaine ? À quoi bon, certes, entretenir les restes essentiels des temps passés, balayons donc ces souvenirs qui, comme le disait Nietzsche, nous font souffrir, et abandonnons-nous à l’absence de souvenirs qui est, possiblement, indolore !

Seul problème, pas plus que Metz je ne peux croire que l’absence de souvenirs soit indolore car je pressens qu’en profondeur, la douleur fait horriblement souffrir L’HOMME, autant qu’une herbe toxique contre laquelle il n’est pas d’antidote et dont lui, le plus souvent, n’a même pas conscience. Peut-être ne faites-vous pas ce point de vue totalement vôtre. Peut-être pensez-vous qu’il faut effacer toutes les traces qui assurent nos souvenirs.


15 octobre 2011



[1] Relais de poste.

[2] Boisson sucrée.

[3] Boisson sans alcool tirée de la farine de maïs.


Traduit du serbe par Alain Cappon


Date de publication : septembre 2015


> DOSSIER SPÉCIAL : SVETLANA VELMAR-JANKOVIĆ

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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