David Albahari

 

Le sens de la poétique, la poétique du sens


 

Albahari Cyrillic 

 

1

Au fil des années, songe l’écrivain qui devrait plutôt dire : à mesure que les livres paraissent, il est toujours plus malaisé de définir sa poétique et de déterminer convenablement le but que l’on s’est assigné. Bien des années auparavant, l’écriture de chacun de ses textes était pour lui une source d’émotion car tous étaient en quelque sorte écrits sous le signe de la « prophétie », tels des panneaux de signalisation indiquant une destination encore à atteindre. Puis, brusquement, tout a changé, l’écriture d’un texte de cet ordre s’est révélée impossible. Le futur n’était plus ce qu’il était jadis, l’exaltation et les défis avaient disparu, une place dans la littérature avait été prise et l’écrivain ne ressentait plus la nécessité de démontrer quelque chose. D’où les sujets qu’il aborde dans ses textes ces derniers temps : défaite, insuccès, incapacité à atteindre ce qu’il rabâchait sans relâche comme un perroquet – le silence entre deux battements du cœur. Oui, l’écrivain doit l’admettre, toute la question est de savoir s’il s’est réellement approché de ce silence alors que tout ce qu’il a fait était orienté vers cet objectif. Peut-être, songe-t-il, aurait-il mieux valu être moins loquace et, probablement, plus parlant.

2

Lorsque j’ai choisi pour mon premier recueil de nouvelles, Le Temps familial [Porodično vreme, Matica srpska, Novi Sad, 1973], de placer en exergue une maxime du Talmud : « Apprends ta langue à dire : je ne sais pas », j’étais loin de supposer qu’elle deviendrait en quelque sorte la constante qui définirait, outre ma conception de la littérature, toute ma compréhension du monde alentour et ma participation à celui-ci. De ce point de vue, « Je ne sais pas » traduit une grande sagesse, surtout parce qu’elle ne désigne pas le simple aveu d’une ignorance mais, aussi, parce qu’elle stimule la capacité à se garder de répondre quand une situation exige qu’on le fasse. Dans leur majorité, les gens parlent trop ou trop peu, les moins nombreux étant ceux qui disent le strict nécessaire. Peut-être est-il possible de partager pareillement les histoires en prose et dire que parmi celles-ci, les moins nombreuses sont celles qui ont installé un bon équilibre entre l’histoire elle-même et le nombre de mots qui la narrent. La majorité des histoires n’y parvient pas, d’où certaines où les mots sont pléthore et d’autres qui sont chiches de mots. Les meilleures sont celles où il n’y a rien à retrancher ni à rajouter.

3

Après tant d’années consacrées à l’écriture, que je parle du nombre de mots utilisés pour décrire l’action dans une histoire sonnera peut-être absurde, mais ce critère s’impose réellement à moi car il est exempt – je crois – de tout parti pris. Bien évidemment, ici non plus les critères objectifs n’existent pas car nul ne peut affirmer combien de mots sont nécessaires pour relater, par exemple, un viol ou le premier service auquel on a assisté dans une église. D’où la capacité de beaucoup à sentir dans un texte de prose la survenue d’un « creux », d’un moment où l’histoire « tourne à vide ». Une histoire qui ne connaît pas de tels « creux », qui est, par conséquent, pleine et consistante, est probablement de qualité ou, à tout le moins, se lira bien. Après tant d’années, je vois donc l’écriture de nouvelles comme un comptage, comme une sculpture faite de mots à aborder le burin et le marteau dans les mains.

4

N’en demeure pas moins la question du sens de l’écriture, de l’effort et de la persévérance afin que l’ensemble prenne une signification particulière. Pour ma part, j’ai la certitude que c’est le lecteur qui donne son sens à une nouvelle ou à un roman. L’écrivain ne s’installe pas à son bureau – du moins, pas moi – avec l’idée que ce jour ou cette année-là, il s’attachera, disons, à l’émergence du mal chez les hommes. Et même si telle est son intention, il ne peut garantir qu’il en sera ainsi car l’histoire vit sa propre vie qui, souvent, diffère grandement de ce que l’auteur se proposait d’écrire. L’auteur est un scribe, un greffier qui consigne les mots et les phrases, quelqu’un qui tend l’oreille et tente de déchiffrer la signification véritable des murmures, sifflets, et autres bruits qui parviennent à sa conscience. Je sais la tonalité mystique de tout cela, surtout après l’affirmation sur le nombre de mots qui constituent une histoire, mais l’écriture, comme beaucoup d’autres composantes de nos vies, combine en fait le réel et l’irréel, l’explicable et l’inexplicable, le visible et l’invisible.

5

Quand nous sommes chez nous, assis dans un fauteuil, et que dans notre dos le parquet se met à craquer, nous pouvons expliquer ce bruit de multiples façons, mais tant que nous ne nous serons pas retournés, nous ne pourrons avoir la certitude que personne n’est là. Cela signifie-t-il que l’histoire se situe dans ce regard lancé derrière nous ? Certes, c’est là une possibilité, mais une parmi plusieurs autres : l’histoire peut s’achever sur ce mouvement de tête, mais pas nécessairement sur la description de ce que l’on voit, la fin étant laissée totalement ouverte, le lecteur décidant lui-même de ce que le narrateur aura vu. Par ailleurs, la fin peut être nettement plus précise et l’histoire se terminer sur la description détaillée de ce qui est vu et toute décision – le grincement était dû à l’épouse du narrateur, ou à un animal de compagnie, ou à un cambrioleur masqué, ou à un homme invisible, etc. – affirmant ainsi le genre dont relève l’histoire (réaliste, science-fiction, horreur, et autres). Si l’inspiration a amené l’écrivain à décrire cette scène où le parquet grince et où le personnage tourne la tête, la suite est alors la conséquence froide, rationnelle de la réflexion. L’imagination est l’avant-propos de la réalité.

6

L’un des choix que l’écrivain doit opérer est celui de trancher entre présentation magique ou réaliste de la réalité. En un sens, il s’agit là d’un choix imposé quelque peu artificiellement car on peut affirmer que l’écriture en soi, comme toute forme de création, est magique : même quand il écrit en clé « réaliste », l’auteur doit se figurer ou, plutôt, se figurer son moi accomplissant ce que les phrases décrivent et, dès lors, que ce soit lui ou un autre qui agit importe aucunement. En s’imaginant lui, il est en réalité un autre. Pour faire bref, on pourrait dire que le terme « réalisme magique » se rapporte à toute forme d’écriture car tout acte d’écriture sous-entend l’imagination « magique » du monde ou de soi. (Ce qui fait que distinguer « fiction » et « non-fiction » me paraît dénué d’objet, artificiel, car un auteur de prose dite « non fictionnelle » doit inventer le monde et les personnages qu’il décrit, et, du même coup, peut absolument tout inventer.

7

Si je continue à élargir ces possibilités d’interprétation, je vais en arriver à affirmer que toute écriture est en substance postmoderne car les phrases écrites ne sont à vrai dire qu’une version de celles imaginées, en d’autres termes que l’écriture de toute histoire est une écriture sur l’écriture d’une histoire, ce qui, bien entendu, est l’une des caractéristiques de base de ladite forme postmoderne. (Pour plus de précision, disons qu’elle caractérise ladite métaprose, mais qu’elle est tenue par beaucoup comme trait dominant de l’écriture postmoderne.) Je rappelle tout cela afin d’accepter plus aisément que, tout compte fait, le postmodernisme est en fin de parcours et que clamer son appartenance à la littérature postmoderne est inexact et inadapté. Le postmodernisme est définitivement entré dans l’Histoire, et en dépit de l’influence plus ou moins grande qu’il continuera d’exercer, à l’instar de tous les autres courants littéraires dominants, il n’est plus la force dominante qui m’avait attiré et entraîné dans son sillage dans les années 1970. Au postmodernisme, pour autant que je sache, a succédé un vide et on pourrait dire que l’écriture se pratique maintenant en l’absence totale d’-ismes dont, par miracle, surgira un nouveau courant littéraire dominant. Jusqu’à son avènement, l’écrivain peut goûter une soudaine liberté ; affranchi du modèle littéraire dominant, il peut s’engager sur toute voie qui lui sied (ce qui peut se révéler autant une bénédiction qu’une malédiction selon la personne à qui cela échoit.)

8

Quant au sens – ai-je trouvé un sens dans l’écriture ? –, la littérature en a-t-elle un ? Du point de vue de l’auteur, il revient aux autres d’apporter la réponse car lui ne peut connaître leurs pensées et leur ressenti, il est lui-même à peine assuré de son propre savoir, et il n’y a en lui pas de place pour quelqu’un d’autre. L’écrivain en convient et répète que l’auteur n’exagère pas. Le sens d’une œuvre écrite par l’auteur ne sera donc clair que pour ceux qui auront lu très attentivement ses livres précédents. Tout ce que l’auteur a fait, se dit l’écrivain, est partie constituante d’un gigantesque labyrinthe ou d’un grand rébus, sans qu’il faille pour autant croire que celui qui parviendra à en trouver la clef se verra superbement récompensé. La récompense est à dire vrai cet acte de reconnaissance, le certificat que l’auteur a véritablement senti qu’il avait trouvé un sens à ce qu’il faisait. Tout cela sonne quelque peu emberlificoté, mais tel est mon écheveau. Quelque chose s’agite en permanence, cherche son chemin, un chemin que personne encore n’a emprunté ni ne voudra suivre. Le fait qu’il existe est une forme de réponse, il conforte ma conviction que la littérature a un sens et qu’une partie de ce que j’ai accompli (et qui, autrement dit, avait un sens pour moi) donnera ou ouvrira un supplément de sens dans l’existence de quelqu’un tout comme, par exemple, Faulkner, Bernhard, et beaucoup d’autres ont introduit du sens dans ma vie, c’est-à-dire qu’ils l’ont enrichie.

9

Pour dire les choses autrement, je crois au sens de la littérature qui se transmet à l’instar de mystérieux savoirs – par le murmure, d’oreille en oreille, et quelle qu’ait pu être l’intention réelle de l’auteur. Le lecteur découvre les choses pour lui-même, il n’a rien d’une marionnette qui apprend par le truchement d’innombrables redites, il prend dans un texte ce qui lui est nécessaire. La lecture est un processus d’adaptation sans trêve, une forme particulière de découverte de soi, de rencontre avec soi, y compris là où on n’aurait pas pensé se rencontrer. Et de ce fait, j’en suis convaincu, je continue à écrire avec l’espoir qu’un petit entrelacs de mots, voire le simple fragment d’une longue phrase, sera un jour quelque part, pour quelqu’un, le messager d’un nouveau sens, le premier pas ou, peut-être, le pas longtemps retenu menant à une nouvelle compréhension, vers des portes qui ouvrent sur la lumière, sur la fusion avec son être, sur la plénitude, en ce moi qui, se reconnaissant enfin, a dit : Oui, ça, c’est moi.

 

Traduit du serbe par Alain Cappon

In David Albahari, Ljudi, gradovi i štošta drugo [Les gens, les villes et bien d'autres choses], Novi Sad, Dnevnik, 2011, p. 108-113.

Date de publication : décembre 2015

 

Date de publication : décembre 2015

 

DOSSIER SPÉCIAL : DAVID ALBAHARI

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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