David Albahari

 

Le goût de l’exil


 

Albahari Alberta Views

David Albahari
©Alberta Views


Je ferai pour commencer cette simple déclaration : je ne suis pas exilé. On le devient quand on est forcé de quitter son pays à contre gré. Quand on est exilé, on ne fait aucun choix, quelqu’un les fait pour nous. Pour utiliser un langage grammatical, disons que l’on vit à la voie passive : les événements se produisent mais sans qu’on influe sur eux. On peut, il va de soi, choisir de vivre en exil, en exil dit « volontaire », mais je trouve ce terme des plus paradoxaux. Si on part de sa propre volonté, quelle différence alors avec les autres immigrés, voyageurs ou touristes ? Volontaire, l’exil ne dénote rien d’autre qu’un changement de lieu. Il peut être aussi le produit d’un désaccord avec la politique ou la situation économique qui prévaut dans le pays que l’on quitte. Mais qu’importe le motif : volontaire, l’exil inclut toujours le libre arbitre, une construction active et non passive.

Josif Brodski, qui était lui-même exilé, souligne dans un essai le changement significatif qui affecte notre vision et notre interprétation de l’exil. Brodski fait observer qu’originellement, s’exiler sous-entendait quitter un bon endroit pour un mauvais. Ovide, par exemple, se voit exiler de Rome, du centre de la civilisation, contraint de partager l’existence de barbares aux confins de l’empire. Au XXe siècle, néanmoins, le sens des déplacements s’est inversé : les exilés chassés de l’horreur des tyrannies communistes partaient rejoindre la démocratie. En d’autres termes, ils étaient expédiés d’un endroit mauvais dans un bon. Ce qui était en vérité un changement pour le meilleur, un rêve que pourtant nombre d’entre eux avaient caressé de longues années et qui, dans leur détresse, noircirent des pages gorgées d’amertume sur la vie qui était la leur en exil. Et si chacun est une personnalité différente, deux choses s’appliquent à la majorité d’entre eux. La première est un total dévouement à leur langue, la seconde la nostalgie.

Dans le même essai, Brodski déclare : « L’exil est au premier chef un événement linguistique ». L’écrivain exilé est d’abord banni de sa langue. Puis, une fois plongé dans l’environnement d’une autre langue, il est rejeté à toute force dans sa langue. L’exil, affirme Brodski, conduit les écrivains à se retirer dans l’isolement, dans leur langue, car c’est la seule, l’unique chose qu’ils possèdent réellement. Pour certains, c’est une bénédiction, pour d’autres une malédiction. La retraite dans sa langue est le seul trait commun à tous les écrivains exilés, quelles que soient les circonstances dans lesquelles chacun d’eux l’est devenu. Vivre en exil sous-entend vivre dans sa langue. Mais attention : cette langue n’est plus celle parlée dans le pays d’origine de l’écrivain, de ce pays qu’il a dû ou souhaité quitter. C’est la langue qui vous est propre, la seule que, tôt ou tard, vous seuls comprendrez pleinement. Vos lecteurs, bien sûr, la comprendront eux aussi, mais au fil du temps se feront jour des nuances, petites mais toujours plus nombreuses, qui vous seront, et uniquement à vous, parfaitement compréhensibles.

Écrivain, je ne me suis jamais autant consacré à ma langue que maintenant, dans mon « exil » à Calgary. La sensation de posséder totalement ma langue se double d’une autre sensation importante, celle de jouir d’une pleine liberté. J’entends par liberté le fait, non d’échapper aux pressions politiques et à l’unicité de pensée du régime de Milošević, mais de s’affranchir de l’establishment et de la vie littéraires de Belgrade. Soudain, je n’ai plus eu à me penser en écrivain postmoderne enfermé dans de perpétuelles controverses avec d’autres écrivains d’orientation traditionnelle. J’avais toute latitude pour faire absolument ce que je voulais, être un jour postmoderne et le lendemain réaliste socialiste. Je pouvais trahir les attentes des lecteurs, et même les miennes. L’exil était devenu pour moi l’autre nom de la liberté. Il m’a ouvert des possibilités infinies. Il m’a conduit à penser l’exil comme quelque chose de bénéfique, de précieux pour un écrivain, quelque chose à louer et non à critiquer.

J’ai conscience que beaucoup d’écrivains ne partagent pas ma vision et mon expérience de l’exil. Ce qui m’apparaît la liberté de création peut être tenu par d’autres pour une souffrance insupportable. Même Brodski se plaignait du désintérêt de la démocratie pour la poésie et il considérait que l’impression de recueils poétiques à des millions d’exemplaires ferait des USA un pays meilleur. (Je suis sceptique, mais je ne suis qu’un prosateur ordinaire, insuffisamment versé dans la poésie.)

Je ne cherche évidemment pas à railler l’existence extrêmement difficile de quantité d’exilés, et mes paroles ne s’adressent qu’aux écrivains vivant n’importe quelle situation d’exil. Selon moi, ces écrivains-là devraient célébrer le fait d’être en exil. Êtres humains, ils recevront leur lot de malheur, de solitude, de colère, de choc des cultures, de frustrations liées aux obstacles linguistiques, mais aucun de ces désagréments n’influera grandement sur leur travail car un écrivain se doit dans tous les cas d’être une sorte d’exilé ; l’écriture est en soi une condamnation à une forme d’exil volontaire que l’on s’inflige. Il faut sortir de la langue et de la société afin que cette société se reconstruise dans la langue. Ce qui signifie, comme nous l’avons dit déjà, que tout écrivain est un exilé car, à un moment, il sera contraint à un choix qui va le transformer en exilé dans le cadre de sa culture.

Quand je pense à certains écrivains parmi les plus grands qui ont vécu en exil, je ne sens pas qu’ils aient souffert – au sens littéral du terme – pendant cette période. Nabokov, Gombrowicz, Miloš, Joyce, Beckett, Kundera ont écrit leurs œuvres majeures en exil, quand bien même ils se plaignaient de leur existence d’alors. Je ne saurais dire si je suis conforté dans mes dires, mais cela me conduit tout de même à évoquer la nostalgie. Il semble que celle-ci soit le cause principale de souffrance chez nombre d’écrivains et, de manière plus générale, chez les exilés. Pour l’éprouver, nécessité est bien sûr d’avoir au préalable quitté sa maison et s’être langui d’elle. La nostalgie peut être une source d’inspiration, comme dans le cas de Nabokov, ou se muer en maladie grave, susceptible de donner lieu à de sérieuses complications corporelles et mentales. Elle peut se manifester sous une multitude de formes différentes, dont celle qui consiste à faire revivre le passé dans son nouveau chez soi. Ainsi, d’une rue typiquement américaine de Calgary, vous pénétrez dans une demeure à l’atmosphère serbe, italienne ou, encore, suédoise, recréée dans ses moindres détails. Sous une autre forme, la nostalgie peut susciter chez quelqu’un l’angoisse d’un retour au point de départ et livrer cette personne au désespoir, à la langueur, une sensation de souffrance et de perte. Comme l’écrit Svetlana Boym dans son livre volumineux sur la nostalgie, celle-ci peut être « à la fois une maladie sociale et une émotion créative, un poison et un antidote. »

Toutefois, beaucoup d’exilés et d’émigrés pensent que la nostalgie peut se guérir par la nourriture. Manger celle qui se mange dans son pays signifie – uniquement de manière symbolique, bien sûr – se manger soi-même afin d’éviter de se transformer en quelque chose d’autre. Regretter qu’il manque à la nourriture consommée au nouvel endroit le goût magnifique de celle préparée dans le pays d’origine montre que les exilés et les immigrés sont meilleurs que les gens du cru. Le goût véritable de la nostalgie est celui du plat préparé selon la recette de grand-mère, et le goût véritable de l’exil est celui de la nourriture que mangent ceux toujours là-bas.

Oui, la nostalgie m’a forcé à écrire quand je suis arrivé à Calgary, mais pas uniquement pour évoquer les souvenirs, ma maison lointaine et vide ; j’ai décrit les sensations qui étaient les miennes dans ma nouvelle ville, mon combat contre la nostalgie et mes efforts pour ne pas changer tout en devenant quelqu’un d’autre. Et c’est là, je le répète, la substance de la vie en exil : chercher désespérément à rester soi-même, à fuir le changement, à demeurer celui qu’on était jadis, car, en y parvenant, il est alors possible de croire que l’exil – volontaire ou non – prendra rapidement fin et que l’on regagnera son vieux chez soi qui, au moins en rêve, est resté identique.

Néanmoins, si on ne change pas, c’est qu’une erreur s’est produite. Dans l’un des courts récits de Brecht sur M. K., il est dit que le rencontrant après de nombreuses années, quelqu’un lui annonce qu’il n’a absolument pas changé. Oh… répond M. K. en blêmissant. Je rappelle cette histoire car elle m’a remis en mémoire une expérience. J’ai quitté Belgrade en octobre 1994 et je ne suis rentré qu’en octobre 1997 quand mon roman L’Appât [Mamac] a obtenu le prix NIN. Mon éditeur avait organisé plusieurs lectures et au terme de la première, dans une ville de Voïvodine, nos hôtes nous ont invités à dîner. Pendant les dix premières minutes, j’ai répondu aux gentilles questions sur ma vie dans mon nouveau pays, puis leur attention s’est portée sur d’autres thèmes et, très vite, plus personne ne m’a regardé. Tout ce qu’on pouvait entendre était un bourdonnement incessant de noms : Milošević, Šešelj, Koštunica, Karadžić… Grand Dieu, me suis-je dit, ils ressassent encore et toujours les mêmes sujets, ils n’ont absolument pas changé au cours de ces deux dernières années. J’ai blêmi  et, à cet instant, j’ai compris que mon lieu d’exil serait tôt ou tard mon nouveau chez moi.

 

Traduit du serbe par Alain Cappon

In David Albahari, Ljudi, gradovi i štošta drugo [Les gens, les villes et bien d'autres choses], Novi Sad, Dnevnik, 2011, p. 118-122. 

Date de publication : décembre 2015

 

Date de publication : décembre 2015

 

DOSSIER SPÉCIAL : DAVID ALBAHARI

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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