David Albahari

Le rock’n’roll, une fois de plus  



Rock

 

Tout a commencé sur le toit en terrasse de l’immeuble où j’habitais. C’était pendant l’été 1959, peut-être un an, voire deux ans plus tôt, qui pourra le dire aujourd’hui ?, mais c’était l’été, aucun doute là-dessus, et je me souviens que tous trois – les frères Miša et Biša, et moi – étions assis sur une couverture, en culotte courte et torse nu. Sans doute que nous étions là à prendre le soleil ou à nous exhiber mutuellement nos muscles, ce genre de choses viennent souvent à l’esprit de garçons de onze ans. L’un de nous a alors parlé de rock’n’roll, sûrement Miša, le frère aîné, qui l’avait découvert grâce à un copain d’école qui avait un frère plus âgé ou une sœur. Mais qu’importe, cet été-là j’ai entendu parler pour la première fois de Fats Domino, Little Richard, et de Chuck Berry. Je ne saurais dire quand j’ai écouté leur musique pour la première fois – les disques étaient rares et chers – mais même en l’absence de musique, les histoires que racontaient Miša et Biša me fascinaient et je suis devenu fan, le disciple de ce qui m’apparaissait alors un savoir suprêmement occulte, un mystère dont, dès lors qu’on y pénètre, il n’est plus d’issue.

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À la fin des années 1950, dans la Yougoslavie d’alors, le rock’n’roll semblait véritablement relever de l’occultisme, même si – je n’en garde pas le souvenir – on ne livrait pas une bataille de grande envergure contre les influences occidentales. À la vérité, durant de longues années, le rock ne passait pas sur les ondes de radio Belgrade, mais personne ne pouvait nous empêcher, la nuit sous la couette, l’oreille collée contre un transistor, d’écouter radio Luxembourg. Je sais aujourd’hui que le rock’n’roll était aussi utilisé à des fins idéologiques ; jadis, je n’y croyais pas, j’étais convaincu que le rock était la chose la plus innocente du monde, alors que chaque single que j’achetais au magasin à commissions [1] ôtait une pierre aux fondations du système dans lequel nous vivions.

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Pendant l’été 1966, au retour de mon premier voyage en Angleterre, je me suis laissé pousser les cheveux et je suis définitivement sorti de ce système. Je me faisais de temps à autre interpeller par les policiers  qui me demandaient mes papiers d’identité, me menaçaient de m’emmener de force chez le coiffeur, mais sans que cela soit suivi d’effets, et mes cheveux ont continué de pousser sans entraves, à me tomber sur les épaules, et même plus bas.

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Deux ans auparavant, dans le gymnase du lycée de Zemun, Biša et moi avions organisé un programme musical consacré aux Beatles et aux Rolling Stones. Biša tenait pour les Stones, moi, pour les Beatles. Avec un vieux magnétophone, nous passions les chansons que nous avions enregistrées à la radio. Les élèves, garçons et filles, hurlaient, tapaient des mains, des pieds. À la porte du gymnase est alors apparu le directeur qui faisait peur à tout le monde. Ce soir-là, personne ne s’est soucié de sa présence. Il est reparti peu après, et les Stones, résultat du vote final, ont remporté une convaincante victoire.

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Les Beatles contre les Stones, le monde du dedans contre le monde du dehors. Aujourd’hui encore, je tiens cette affirmation pour exacte. Opter pour les Beatles signifiait choisir le chemin qui mène vers l’intérieur, vers la recherche de son moi. Se ranger du côté des Stones, signifiait s’engager sur le chemin qui conduit vers l’extérieur, vers la recherche de son corps. Un tel partage représente une simplification grossière, je le vois bien, et il serait plus exact de dire que les uns et les autres suivaient les deux chemins car, même à l’extérieur, les Beatles chantaient du dedans, alors que les Stones chantaient du dehors même quand ils étaient au cœur du monde intérieur. Pour faire court : si je n’avais pas choisi les Beatles, j’aurais été foncièrement différent, j’en suis convaincu.

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Les magasins à commission, notamment quand j’étais enfant, étaient des endroits ombreux regorgeant de marchandises à l’évidence d’autres mondes. Je voyais ces endroits où se vendaient des secrets tels des points de passage entre des réalités parallèles, des portes où, comme dans une quelconque série de science-fiction, arrivait ce dont, dans notre réalité, nous ne pouvions que rêver. Parmi ces choses, il y avait les disques. Avec leur air de soucoupes volantes aplaties, ils nous apportaient la musique et confortaient malgré tout la possibilité de communiquer avec les autres mondes. Il suffisait de se présenter à la porte tout là-bas et, porté par le rythme du cosmos, de la franchir pour pénétrer dans un monde nouveau, dans un autre soi. Une fascination toute en naïveté, j’en conviens, mais que pouvait-on attendre d’un gamin de quinze ans ? Plus tard, quand j’ai découvert la politique raciste qui teintaient les premières années du rock américain, j’ai changé d’optique – vivre, au demeurant, signifie changer sans cesse –, mais je ne rougis toutefois pas de mon état d’excitation dans la pénombre du magasin quand je tendais la main vers le microsillon noir où était enregistré quatre cinq minutes d’un message codé adressé à mes pensées bouillonnantes et à mon corps encore plus en ébullition.

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Puis tout s’accélère : les années 60, le mouvement hippy, l’influence de la beat generation, le bouddhisme zen, la guerre du Viêt-Nam, l’agitation étudiante – tout cela m’est venu par le biais du rock’n’roll, s’est déversé sur moi, puis est remonté sous forme de poèmes qui singeaient le rythme du rock, la forme de la poésie rock, se référaient à des citations tirées des poèmes de Buddy Holly, des Kinks, des Beatles, et de Van Morrison tout autant qu’à la poésie de Vasko Popa et de Raša Livada. Je rêvais d’une forme littéraire de la poésie rock sauf que je manquais d’oreille : si j’avais su jouer de la guitare, si j’avais su chanter, jamais je ne serais devenu écrivain.

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Quand le punk est arrivé, je n’ai pas voulu écouter. Quelle erreur, naturellement, car je n’ai pas compris de prime abord que le punk était en fait une piqûre faite au rock’n’roll pour le régénérer, et il m’a fallu du temps pour reconnaître ses structures parodiques, son retour sous le manteau aux bases du rock, ses liens avec le surréalisme et l’art du collage. Le punk est parvenu à la marge du postmodernisme, le hip-hop, avec sa poétique de la citation, deviendra la forme postmoderne véritable de la musique rock. Le punk est, d’une certaine manière, la parodie de l’influence à dominante blanche dans le monde du rock’n’roll, le hip-hop, de son côté, représente l’émancipation définitive de l’influence noire sur la continuation et l’évolution du rock sous toutes ses formes.

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Peut-être qu’il ne faut pas écrire sur le rock’n’roll. Qu’il serait sans doute probablement préférable de se limiter à écouter des morceaux, à balancer la tête au rythme de ses chansons et à taper du pied sur un parquet grinçant.

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Le temps de la grande libération : la synthèse du jazz et du rock. La découverte de la liberté totale dans le mélange des formes. L’improvisation comme fondement d’un long chapitre. Le refrain auquel il faut sans cesse revenir. Miles Davis.

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Le reggae : en quelque sorte, me dis-je, le rythme auquel bat mon cœur. En quelque sorte, me dis-je, la représentation que je me fais de la prose idéale, la création d’une forme nouvelle à travers la parodie incessante de celle existante ; à ceci près que je ne tiens pas la parodie pour une raillerie mais pour une démarche qui, afin d’échapper à l’usure jusqu’à la trame, trouve son salut dans le passage dans une nouvelle forme. Le reggae est ainsi. D’une formalité extrême, de sonnet, il se transforme aisément en une forme creuse que seuls les meilleurs parviennent à jouer de sorte à la faire sonner comme quelque chose de franchement nouveau. Il me rappelle la nouvelle : à première vue à bout de souffle en tant que forme littéraire, entre les mains de bons nouvellistes elle demeure l’avant-garde précurseur de l’innovation en prose, le meilleur domaine pour sonder les nouveautés en matière de forme et de contenu.

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John Cage a conduit ladite musique classique au silence ; nombre de peintres en sont arrivés à composer des toiles blanches ou ne représentant rien ; Aram Saroyan, si j’ai bonne mémoire, a un jour publié des pages blanches. Les exemples de cet ordre sont légion. Et une question se pose sur-le-champ : le rock’n’roll peut-il se taire, se faire silence ? Si la réponse est non, est-il alors de moindre importance comparé aux autres branches de l’art qui, dans leur développement, peuvent se renier totalement ? Et pourquoi me soucier à ce point de savoir si le rock’n’roll est considéré comme un art véritable ? L’art est le rapport du consommateur d’art à l’œuvre elle-même : que j’écoute Jimmy Hendricks ou Andres Segovia, l’important, c’est l’oreille que je lui prête.

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Rien ne saurait décrire le son de la guitare basse qui s’entend avec les tripes.

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Dans son essence, le rock’n’roll est la voix de la solitude. Son apparition, le vacarme et l’aura qui l’accompagnent, tout cela relève de l’illusion. S’ils disparaissent, il subsiste une voix solitaire, chevrotante et douce, qui tente de dire au monde ce que ce dernier ne souhaite pas ou n’a pas le temps d’entendre. Après seulement la voix s’amplifie, acquiert une force effrayante, se dresse comme une menace, comme un vacarme susceptible à chaque instant de se muer en fureur.

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Personne n’a autant influé sur ma poétique d’écrivain que le chanteur de folk-rock James Taylor. Il a éclairci pour moi ce qui suit : l’impossibilité de créer quoi que ce soit de nouveau sans s’être au préalable mis au clair avec l’ancien. La synthèse des éléments anciens fait apparaître le vide qui est l’élément nouveau à combler de son œuvre ; au centre de toutes ces choses, on est soi et non quelque être imaginaire, quelque création artificielle ; autrement dit, tout ce que chacun fait parle de lui ; la miniature et le fragment sont des créations artistiques d’importance, nullement de moindre valeur que les formes développées et complètes ; la redite est permise dans la mesure où elle conduit à quelque chose de nouveau, fût-ce à l’aveu d’un échec.

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Ce qu’est ce texte.



[1] Magasin qui proposait des articles d’importation. (Note du traducteur)


Traduit du serbe par Alain Cappon


In David Albahari, Ljudi, gradovi i štošta drugo [Les gens, les villes et bien d'autres choses], Novi Sad, Dnevnik, 2011, p. 135-141. 

Date de publication : décembre 2015


Date de publication : décembre 2015


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DOSSIER SPÉCIAL : DAVID ALBAHARI

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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