Radoslav Petković


Tout existe uniquement dans le temps

– E x t r a i t s –

 


Je suis tenté de dire que plus nous avons un passé riche, plus l’avenir est retreint. C’est là un début qui produit son effet, mais douteux quant à son exactitude ; le passé est, par définition, ce qui n’est plus, et l’avenir ce qui est des plus incertains quel que soit notre âge. Personne, et à aucun moment, ne peut vous garantir que demain matin vous vous réveillerez, et je ne parle même pas des automobilistes en état d’ivresse ou des fous armés qui peuvent croiser votre chemin après votre réveil. À vingt ans, le calcul de probabilité nous est naturellement favorable. À passé soixante, il est contre nous, et plus le temps s’enfuit, il cesse d’être une probabilité à calculer. Il devient une certitude déplaisante, amère.

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Quel qu’il ait pu être, le passé nous apparaît toujours, il nous envoie un signe. Au risque de paraître ridicule de banalité, je rappellerai le ciel étoilé. En appeler à Kant n’y fera rien, cette phrase qu’il a écrite sur le ciel étoilé au-dessus de nous et l’impératif catégorique en nous, a fait l’objet de tellement de citations qu’elle en est devenue d’une affligeante platitude. Mais qu’importe, quand nous observons le ciel étoilé, c’est le passé que nous contemplons, les étoiles que nous voyons étaient identiques, et au même endroit il y a, disons, un million d’années. Mais cette image est d’une plus grande complexité : l’image du ciel étoilé toute entière représente une kyrielle de passés, attendu que la distance des étoiles par rapport à nous n’est pas identique ; ici, nous voyons un passé plus proche, relativement plus proche, car sont quand même en question des centaines de milliers, voire des millions d’années, et ailleurs un passé plus lointain encore. Un passé, donc, très stratifié.

C’est précisément ainsi qu’il se présente à nous, les hommes, dans nos petites et courtes vies. Si nous ne nous évertuons pas à le systématiser en faisant l’effort d’écrire notre autobiographie ou nos mémoires – la tentative même de systématisation, dans un certain sens, rend la chose douteuse quoiqu’il soit parfaitement possible d’écrire des livres qui seront beaux sans être jamais totalement, voire même fort peu véridiques – le passé nous apparaît toujours ainsi, stratifié et fragmentaire. Un détail appartenant à cet instant-ci, donc au présent, fait naître une série d’associations d’idées. Ce qui s’appelle assurément un souvenir.

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Je suis un écrivain de romans que je peux – ainsi que d’autres avec moi qui se sont sérieusement penchés sur la question – qualifier avec une grande réserve d’« historiques », mais ne manque pas d’intérêt le fait que celui où je me consacre le plus et le plus directement à mon propre passé a été écrit à une époque où j’avais le moins de passé personnel, au tout début de ma carrière : c’était mon premier roman Put u Dvigrad [Voyage à Deuville]. L’Histoire y effleure à peine, à travers le récit sur l’origine d’un monument dans une petite ville du littoral ; c’est donc là une interrogation sur les vérités de l’Histoire, mais dans ce roman le trait autobiographique est indiscutable et franchement direct.

La première, et lointaine dans le temps, édition de ce livre s’accompagne d’une photographie de la porte de la ville de Rovinj [1] ; aujourd’hui je la trouve à mon goût mais à l’époque, le jeune écrivain que j’étais s’était élevé contre une interprétation aussi simplifiée du livre. […]

Rovinj

Rovinj
© www.lotos-croatia.com

Mais Dvigrad / Deuville a bel et bien un lien avec Rovinj, il est la « traduction » de Rovinj – pour reprendre cette expression de Proust selon laquelle la littérature est une traduction, une tentative pour traduire la réalité, de la même façon que l’on traduit d’une langue dans une autre. On m’a emmené à Rovinj au cours de ma petite enfance, dans la seconde moitié des années 1950 ; après que les Italiens l’eurent quittée, la ville était en grande partie déserte. Je devais y revenir chaque été jusqu’en 1992.

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Rovinj est un souvenir stratifié, comme un regard dans le ciel étoilé, qui se rattache à différents moments d’une existence, d’un temps de vie. Un temps particulier existait, quand c’était là un espace de liberté – ce qui signifiait avant toute chose une libération de l’école que je n’ai jamais aimée – mais aussi un espace qui ne peut exister qu’à une certaine période de la vie, un espace auquel on croit et où on croit possible de voir se réaliser ses rêves les plus fous. Néanmoins, aujourd’hui encore quand je pense à ma mère sans que rien ne m’y incite, je la vois prendre le soleil dans une prairie, toujours la même des années durant, sur une île qui s’appelait, au temps de l’athéisme officiel, Katarina, et non comme précédemment et comme aujourd’hui, Sveta Katarina. Cette scène a su entretenir l’illusion de la permanence, d’une belle immuabilité. Sinon, ma mère est décédée très peu de temps après que nos séjours à Rovinj eurent pris fin.

Outre Rovinj, j’ai découvert plus tard la magie et l’énigme de l’Istrie – et aussi Trieste qui, malgré les frontières, est à proximité immédiate, inséparable de l’Istrie – et j’ai appris à connaître, je me suis abreuvé du spectacle, du souffle et des senteurs de la Méditerranée qui devait apparaître régulièrement dans peu s’en faut tout ce qui j’ai écrit.

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Ceux qui ont gardé le souvenir des départs pour Rovinj se rappellent probablement aussi toutes ces blagues russes, pour la plupart fictives, que diffusait radio Erevan. Elles reposaient sur des questions posées à ladite radio par de prétendus auditeurs et sur les réponses qui étaient apportées. Question : Est-il exact que place Gorki, toute personne s’avérant le centième passant se voit offrir une automobile ? Réponse : En partie seulement. D’abord, il ne s’agit pas de la place Gorki, mais de la place Lénine. Ensuite, ce n’est pas une automobile, mais une bicyclette. Et, enfin, on ne la lui offre pas, on la lui vole.

Nos souvenirs sont à la fois personnels et collectifs, et l’historiographie, telle qu’elle apparait là, n’est elle aussi, je le crains, que partiellement exacte.

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Les années 1990 furent une cassure brutale, une entaille profonde dans nos vies, non seulement parce qu’elles marquaient la fin des séjours à Rovinj, mais nombre de choses que je pourrais en dire tiendraient davantage de commentaires sur l’Histoire que de souvenirs personnels. Preuve fiable s’il en est que cette époque fut mauvaise, la grande Histoire engloutit l’histoire personnelle, individuelle. Je me suis alors trouvé à tenir un rôle que je n’avais jamais désiré jouer et que jamais plus je ne souhaite jouer : orateur lors de rassemblements de masse. La première fois, c’était à Belgrade, près de la fontaine place Terazije où un journal télévisé alternatif avait été organisé pour dénoncer la manière dont la télévision rendait compte des événements. Je devais par la suite prendre la parole à plusieurs reprises, devant des auditoires plus ou moins nombreux selon les circonstances, de quelques dizaines à plusieurs milliers de personnes, et à ma propre surprise, on me jugea bon orateur. La dernière fois, ce fut à Stara et Nova Pazova le 4 octobre 2000.[2]

J’ignore si je suis un bon ou un mauvais orateur, mais je sais quel est le pire discours que j’ai prononcé : du haut de la corniche du siège, naguère, du Parti démocrate, en face du palais Albanija. La corniche était suffisamment large pour s’y tenir sans risque, mais je suis plutôt sujet au vertige, et quand j’essaie de me remémorer ces instants, je ne peux que conjecturer, il ne reste plus rien de ce que j’ai dit ; une chose m’obnubilait : les rires que j’aurais suscités en piquant une tête au milieu de cette foule.

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Le début des fameuses « promenades »[3] de l’hiver 1996-1997 et des manifestations contre le trucage des élections locales se rangent parmi mes meilleurs souvenirs se rapportant à Belgrade, ce furent là des événements politiques mais aussi d’une grande gaieté où des milliers de personnes, non seulement protestaient, mais aussi se rassemblaient dans la joie et la cordialité ; un sain mélange de personnel et de commun.

Un concours de circonstances a fait que je sois alors très impliqué dans les hautes sphères de la politique serbe : Zoran Đinđić [4] et Nebojša Čović [5], qui était alors encore maire SPS de Belgrade, se trouvaient chez moi. Je connaissais Zoran Đinđić depuis le lycée (le Neuvième lycée de Belgrade situé à Novi Beograd), et c’était lui qui m’avait invité à prononcer mon premier discours à la fontaine de Terazije ; j’avais fait la connaissance de Čović par un autre concours de circonstances que je placerais, si j’avais à les relater aujourd’hui, dans la sphère des souvenirs personnels d’autres personnes.

Je ne tiens pas mon journal au quotidien, dans la situation actuelle je ne le tiendrais pas non plus, mais quoique présent physiquement lors de leurs échanges, je ne me rappelle absolument plus quels furent leurs sujets de conversation. Peut-être que quelque chose d’essentiel m’a échappé, peut-être que rien n’a été dit et qu’il s’agissait pour eux de se tester mutuellement, je l’ignore, et la seule conclusion qu’il me reste à tirer c’est qu’aux moments cruciaux, je me montre un piètre témoin.

*

Au cours de ces années 1990, quantité de choses me sont arrivées : c’est dans la première partie de cette décennie que mon roman Destin et commentaires a rencontré un très grand succès, j’ai obtenu le prix NIN, le prix « Meša Selimović », et un prix alors important, décerné par Borba, journal aujourd’hui lui aussi disparu. J’en ajouterai un autre, intéressant mais qui a fait long feu, le prix attribué par le club de jazz Jazzbina. Mais ce ne fut pas là une époque heureuse mais schizophrénique : entre l’attribution des prix NIN et « Meša Selimović » est intervenu le décès de ma mère.

De tous les livres que j’ai écrits, Destin et commentaires est celui qui a reçu le meilleur accueil du public, il continue de bien se vendre, et il vient d’être réédité par Laguna. Il me sera difficile de savoir combien d’exemplaires furent publiés par Vreme knjige devenu par la suite Stubovi kulture. Cette maison d’éditions n’existe plus.

Un détail encore : Destin et commentaires sont le premier livre que j’ai écrit sur ordinateur […], un fait autrement plus important que toutes les manifestations, les régimes, ou les romans : le début d’une époque véritablement nouvelle, que cela plaise ou non à certains.

*

J’ai habité Novi Beograd presque quarante ans, puis je me suis mis à rouler ma bosse, d’abord à Pančevo, une jolie ville, si on excepte le taux régulier de pollution, où j’ai noué de belles amitiés, puis à Novi Sad qui constitue le présent, qui ne se range pas dans la rubrique souvenirs, mais le fera à une autre occasion, si elle se présente.

Avec moi ont déménagé mes chats ou, plutôt, un chat à chaque déménagement : Bella de Novi Beograd à Pančevo, et Felix de Pančevo à Novi Sad, tous deux ont bien supporté ces changements… Isabella-Bella, grande, belle, sauvage, tirait son nom de certaines beautés de Rovinj, de dames à la moralité douteuse qui firent ensuite d’heureux mariages en Italie. C’est du moins ce que prétend la tradition et, en l’occurrence, j’aimerais que ce ne soit pas que partiellement exact ; c’est là l’origine, aussi, de mon héroïne des Ombres sur le mur. Mon matou noir Felix est ainsi nommé d’après Felix The Cat, le héros de l’une des premières bandes dessinées du début du XXe siècle. Il est toujours bien vivant, et tandis que j’écris ces lignes, j’entends mon épouse s’emporter contre lui vu son habileté à ouvrir le placard.

Dans la vie d’un homme, les chats et, plus généralement, les animaux peuvent se révéler non moins essentiels que les hommes. De même les bandes dessinées – j’adore les bandes dessinées, Corto Maltese est un héros important de Destin et commentaires, l’un des personnages dotés d’une signification clé – les dessins, les livres. Le lecteur aura noté mes fréquentes citations, mais les livres sont une partie essentielle de mon expérience vitale. Comme l’a écrit quelque part Virginia Woolf : jamais je ne comprendrai pourquoi lire un livre devrait être dans la vie une expérience moindre, moins importante, que prendre le thé à cinq heures.

*

Un jour, nous habitions encore Pančevo, mon épouse a déclaré en rentrant chez nous : plutôt que lire Kovin, Vrsac sur le panneau de signalisation, j’ai lu Rovinj, Vrsar.

Cela faisait alors bien longtemps que je n’étais pas retourné en Istrie, et je n’en avais nullement le désir car je redoutais le choc émotionnel que ce voyage m’aurait sans doute causé, et j’ai répondu avec aplomb : je ne vais sûrement pas t’offrir ce plaisir. Puis un concours de circonstances a fait que nous nous sommes mis à aller en Istrie deux, voire trois fois par an.

Mais je continue, plus ou moins, à fuir Rovinj même si nous y avons passé deux jours au printemps, à l’hôtel dans une suite qui offrait une vue magnifique sur la ville et sur l’île Sveta Katarina, dans le cadre de la promotion à Rovinj de l’édition istrienne de Put u Dvigrad.

Petkovic Put u Dvigrad

L’édition istrienne de Put u Dvigrad  [Voyage à Deuville], 2012.

Ce n’était évidemment pas là un retour : les endroits que nous connaissons ne relèvent pas de l’espace dans lequel nous les situons par commodité ; le souvenir d’une scène n’est jamais que le regret que l’on éprouve d’un instant ; et les maisons et les rues, hélas, s’éloignent de nous comme les années. Tout existe uniquement dans le temps.

Il en est ainsi, affirme Marcel Proust, et sa recherche du temps perdu s’intègre dans les expériences de vie les plus sérieuses de ces dernières années.



[1] Petite ville du nord du littoral adriatique en Croatie où de nombreux Belgradois passaient leurs vacances avant l’éclatement de la guerre en 1991.

[2] À la veille de la chute de Milošević.

[3] Expression par laquelle furent désignées les manifestations massives et quotidiennes organisées à Belgrade et en Serbie contre le régime autoritaire de Slobodan Milošević.

[4] Intellectuel et homme politique qui fut Premier Ministre dans le gouvernement formé par Koštunica après la chute de Milošević. Il fut assassiné dans un attentat à Belgrade le 12 mars 2003.

[5] Homme politique qui fut maire de Belgrade, puis vice-président du gouvernement présidé par Zoran Đinđić.


Traduit du serbe par Alain Cappon

(Ce texte a paru dans le quotidien Danas le 26 juin 2015.)

Date de publication : décembre 2015

Date de publication : juin 2016

> DOSSIER SPÉCIAL : RADOSLAV PETKOVIĆ

 

Date de publication : juillet 2014

 

> DOSSIER SPÉCIAL : la Grande Guerre
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Le poème titré "Salut à la Serbie", écrit en janvier 1916, fut lu par son auteur Jean Richepin (1849-1926) lors de la manifestation pro-serbe des alliés, organisée le 27 janvier 1916 (jour de la Fête nationale serbe de Saint-Sava), dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. A cette manifestation assistèrent, â côté de 3000 personnes, Raymond Poincaré et des ambassadeurs et/ou représentants des pays alliés.

Grace à l’amabilité de Mme Sigolène Franchet d’Espèrey-Vujić, propriétaire de l’original manuscrit de ce poème faisant partie de sa collection personnelle, Serbica est en mesure de présenter à ses lecteurs également la photographie de la première page du manuscrit du "Salut à la Serbie".

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